Nos marcheurs sous la loupe

Lorsqu’on prononce le mot « ethnologue » , une image s’impose: celle d’un savant à barbichette, vêtu d’une saharienne, se frayant un chemin parmi la végétation hostile de la forêt amazonienne, assailli par une myriade de moustiques voraces, à la recherche d’une tribu vierge de toute modernité.

A Gougnies, nous avons eu la visite d’un ethnologue. Il était peu ressemblant au cliché, tout en arborant quand même une barbichette, mais il avait troqué la saharienne contre un uniforme de grenadier 1er empire et a pu, de la sorte, se fondre dans la tribu primitive des Marcheurs. Et c’est ainsi, qu’à l’insu de la plupart d’entre eux, les gougnaciens furent passés à la loupe et constituèrent une partie du matériau duquel, après une dizaine d’années d’observations, Joël Hascoët a réalisé une thèse de doctorat.

Il s’agit, bien évidemment, d’un texte savant mais largement accessible au lecteur profane (1). C’est un privilège que d’avoir eu sur nos traditions un regard extérieur, scientifique… et sympathique.
Comme on le verra, Joël Hascoët, s’il n’a pas été la pâture des insectes voraces et des plantes vénéneuses, n’en a pas moins « payé de sa personne » au sein de la Marche.

Dans les rangs, deuxième ligne, troisième à partir de la gauche.
Photo Patricia Degroo
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Interview


Joel Hascoët nous explique sa démarche:

– Veux-tu bien d’abord situer l’ethnologie dans les sciences humaines. Peut-être en expliquant en quoi elle diffère de la sociologie.

L’ethnologue par définition étudie les groupes alors que le sociologue étudie la société, il existe donc une différence d’échelle entre les deux disciplines, allant du plus petit au plus grand. Ainsi, dans ses méthodes de travail, l’ethnologue privilégie l’enquête de terrain quand le sociologue privilégie les questionnaires afin d’établir des statistiques.

– Dans quel contexte as-tu mené ces recherches sur la marche Sainte Rolende ?

Je suis venu étudier le tour de Sainte-Rolende à Gerpinnes dans le cadre de mon doctorat d’ethnologie (Université de Bretagne occidentale, UBO-Brest) et de sciences religieuses (cotutelle Faculté Ouverte des Religions et des Humanismes laïques, FORel-Charleroi).

– Pourquoi à Gougnies précisément ?

Après avoir étudié plusieurs processions circulaires en Bretagne et en France, je souhaitais étendre mon terrain de recherche à la Belgique. En effet, j’avais relevé sur Internet l’existence de processions circulaires à Gerpinnes, Mons et Soignies. Si Mons et Soignies restent des processions catholiques « classiques », le cortège historique mise à part, avec Gerpinnes je découvrais pour la première fois le folklore des Marches de l’Entre-Sambre-et-Meuse, le tour de Sainte-Rolende étant une des manifestations majeures, voire son épicentre. En 2006 je découvrais le tour pour la première fois, comme pèlerin; à la Pentecôte 2007 je marchais à Gougnies.
Le temps passant rapidement, il m’est difficile de démêler les différents fils des événements passés qui ont décidé mon choix de marcher. Le cinéaste Alexandre Keresztessy m’ayant parlé du rituel de la caracole du mardi de la Pentecôte à Gougnies, qu’il avait filmé il y a quelques années, je suis venu l’observer en 2006. J’ai rencontré en cette occasion le corps d’office de Gougnies avec lequel j’ai échangé sur mes travaux universitaires.
Marc Soumillon étant le mort de l’année 2006, c’est un peu plus tard que j’ai pu échanger avec lui sur son étonnante expérience. Intéressé par mes recherches il m’a gentiment proposé de me joindre au peloton des grenadiers de Gougnies pour le tour de 2007.

– Nous pensons à Gougnies que notre folklore est unique. Tu as eu la possibilité de participer à plusieurs folklores régionaux axés sur le thème des processions circulaires. Qu’est-ce qui démarque la marche de Gougnies, dans ton vécu, des autres folklores auxquels tu as participé. Qu’est-ce qu’il y a de commun entre eux ?

Les folklores sont tous différents et propres à chaque communauté, tout en reconnaissant qu’il existe des folklores « exceptionnels » comme les Gilles à Binche, le combat du Lumeçon à Mons, l’Ommegang de Bruxelles… et le tour de Sainte-Rolende à Gerpinnes. L’exceptionnalité se manifeste par la rigueur affichée dans le déroulement rituel : propreté des costumes, discipline, ordre général, batterie de qualité. La différence d’avec un folklore plus relâché est le sérieux et l’ordre manifesté par les compagnies, le tour se présente alors comme une liturgie communautaire manifestant son attachement à la sainte protectrice. Je dis une liturgie communautaire, différenciant la dévotion religieuse pérégrine de l’accompagnement plus folklorique des marcheurs.

– Comment ressens-tu ces adultes qui jouent aux petits soldats d’opérette ?

Comme tous les Français ignorant tout du folklore belge, au premier abord j’ai confondu les marches de l’Entre-Sambre-et-Meuse avec les reconstitutions napoléoniennes. La première impression est faite d’étonnement, la seconde est la nécessité de participer de l’intérieur pour comprendre ce qu’il se passe vraiment, et la troisième est le fort lien communautaire manifesté lors du rituel de la Marche.

– T’es-tu senti à l’aise dans les rangs des grenadiers et dans la marche en général ? Dis-nous les moments qui t’ont le plus étonné.

Il est toujours difficile de séparer les impressions générales des anecdotes elles aussi révélatrices. Comme ethnologue je conserve toujours un appareil photo sur moi. J’en ai profité pour prendre quelques photos de l’intérieur, dans les rangs du peloton. Cette liberté a suscité la réprobation de la dernière guérite, garante de la tradition et du bon ordre. Lors d’un échange sur cet aspect, un des membres du corps d’office m’a exprimé avec émotion la nécessité du respect de l’ordre dans la Marche. Gougnies se différenciant nettement d’avec ses consoeurs, d’une bonne ordonnance affichée lors de la Pentecôte, sans se départir d’un esprit convivial.
Je passe sur les libations qui, au mieux nous laissent quelques maux de tête et, au pire nous clouent au lit le lundi matin au réveil. Le peloton des grenadiers se souviendra.

– As-tu assisté à un « cassage du verre » (Pâques) et si oui, as-tu, au cours de cette cérémonie, ressenti l’importance que les Marcheurs traditionnels lui accordent ? Peux-tu comprendre l’émotion que les participants ressentent lors de ces premiers roulements de tambour ?

Ah, le cassage du verre est à la Marche ce que les soumonces sont au carnaval. Bien que les marcheurs n’aiment pas être comparés aux Gilles, et inversément, ces deux manifestations ont beaucoup d’aspects socio-économiques en commun.
J’ai assisté à plusieurs cassages de verre (Gerpinnes, Hymiée, Tarciennes), mais j’ai raté de peu celui de Gougnies. Ce sont des événements importants, différents dans chaque village, Gerpinnes, par exemple, m’a impressionné par le soutien de la population à sa compagnie lors du cassage du verre, un vrai plébiscite.
Il m’a semblé que l’émotion est principalement véhiculée par le roulement des tambours et le jeu des fifres, langages rythmiques non-verbaux appris dès le plus jeune âge. Michel Wyart, porteur de la châsse résidant actuellement en Bretagne, m’a confié ressentir le besoin de jouer du fifre et/ou du tambour s’il ne peut se rendre à Gerpinnes pour la Pentecôte. Comme toute émotion, elle est plus ressentie que verbalisée. Que dire de plus, il faut y être pour le vivre, le décrire déforme déjà la saveur émotionnelle unique ressentie en cette occasion.

– Lors de la distribution des costumes (le jeudi précédent la Marche), on a le sentiment que ce moment de retrouvailles donne le « La » des festivités imminentes. As-tu été sensible à cela ?

J’ai essayé d’être sensible à l’ensemble des événements auxquels j’ai pu participer. Chaque moment en effet est le lieu d’une préparation doublée d’une montée en puissance émotionnelle avant le rituel de la Pentecôte : les réunions préparatoires du corps d’office, le cassage du verre, l’Ascension, la remise des costumes et la Pentecôte.
La remise des costumes est la « veillée d’armes » précédent la sortie, les participants endossent littéralement leur costume de marcheur, passant du statut d’adhérent de la revue Le Marcheur de l’Entre-Sambre-et-Meuse à celui de membre effectif d’une compagnie de marcheur.
Pour le « La » musical, ayant suivi le tour comme pèlerin, pratique pérégrine que je recommande aux marcheurs, on le ressent pleinement lors de la sortie de la châsse de l’église de Gerpinnes.

– Comment ressens-tu la dévotion populaire à l’égard de Ste Rolende et de ses reliques ? Comment comprendre que la population locale, chrétienne ou pas, manifeste tant de respect à l’égard des symboles religieux de ce folklore ?

Là on touche un point sensible, perçu différemment suivant que l’on observe à l’échelle du village ou de la région. La dévotion locale à sainte Rolende, patronnesse de Gerpinnes, reste très vivante, grâce, en grande partie, au folklore du tour qui réunit l’ensemble de la communauté autour du pèlerinage. C’est un type de dévotion universelle, en ce sens elle n’a rien d’exceptionnel. Plus le religieux se déroule en extérieur, plus il s’ouvre à un large public peu habitué aux pratiques religieuses.
Cependant, l’originalité du folklore des marcheurs fixé sur ce très ancien pèlerinage, crée une tradition dont chaque marcheur se revendique le gardien. Où finit la tradition religieuse commence la tradition « mécanique », se limitant à une répétition de gestes dont les origines se seraient perdues en cours de route. Au travers de ce regard un peu sévère sur la tradition folklorique, je trouve que les marcheurs ont plus de respect que de dévotion envers les reliques de sainte Rolende. En effet, je n’ai pas observé beaucoup d’actes dévotionnels, de prières, de chants religieux, hormis le simple toucher du reliquaire.
J’ai l’impression que la partie traditionnelle, ou folklorique, du tour prend le dessus sur la partie religieuse. Si l’ensemble des marcheurs s’est bien approprié le folklore du tour, la liturgie, manifestation du lien religieux entre l’homme et le divin, s’est effacée d’autant plus. Le risque du tour de Sainte-Rolende serait alors qu’il perde sa fonction spirituelle pour se perdre dans un folklore spiritueux, et ce n’est pas peu dire.

– Dans le déroulement du programme à Gougnies, des moments forts comme la prise du drapeau engendrent beaucoup d’émotion. As-tu perçu un souci particulier et collégial de dignité ?

Le folklore des Marches se calque sur l’organisation militaire classique. Le respect du drapeau et du monument aux morts manifestent le respect de la communauté envers l’ordre établi et les valeurs civiles. Je trouve cela plutôt positif dans un monde qui ne cesse de muter rapidement, la Marche transmet des valeurs importantes qui ont soudé les communautés qui nous ont précédé. En plus des moments religieux, comme la messe du matin ou le passage du tour, coexistent des moments civils, participant eux aussi à la vie et à la mémoire de la communauté… d’où l’émotion ressentie par les personnes présentes.

– Au cours de la Marche, les pauses offrent aux participants des moments de grande convivialité. Vitoulets, tarte et verres de bière rassemblent dans une ambiance familiale. T’es-tu facilement intégré à celle-ci et penses-tu que ces moments festifs soient indissociables de la crédibilité de ce folklore ?

L’intégration s’est faite très rapidement, par le costume qui efface les différences, par la place offerte dans le peloton et par la convivialité partagée durant les pauses. L’ambiance est d’autant plus familiale que toutes les générations sont rassemblées, la gent féminine se contentant d’assister les marcheurs (pour combien de temps encore ?).
Le folklore est une émanation festive originale de la communauté; individuel il serait excentrique, communautaire, il est son expression culturelle originale. Si la convivialité est nécessaire à la vitalité du folklore, il n’est pas question de souffrance, je pense que la crédibilité du folklore est liée à la rigueur de sa manifestation. Si le tour de Sainte-Rolende est célèbre et la compagnie de Gougnies très appréciée pour sa mise en scène, cela est dû en partie à la rigueur que les marcheurs s’imposent pour la bonne « marche » de la manifestation.

– Clin d’œil : ta participation à la marche de Gougnies se situe dans une démarche de recherche scientifique. La méthodologie d’observation participante inclut-elle la consommation de chopes ? Si oui, t’es-tu amusé à Gougnies ? Sinon, ton travail présente-t-il toutes les garanties nécessaires d’objectivité ?

Question difficile à répondre. Certains ethnologues abhorrent le terrain, préférant l’analyse des textes, d’autres m’ont confié que l’on ne peut faire d’enquête de terrain sans souffrir d’alcoolisme, sous-entendu que c’est en buvant que les langues se délient. L’objectivité de la méthodologie scientifique se manifeste dans sa description in extenso.
À chaque ethnologue sa méthode d’investigation, chacune ayant ses avantages et ses inconvénients, le mieux étant de les croiser, une fois comme pèlerin, la fois suivante comme marcheur. En fait, la principale difficulté du tour réside dans le fait de pouvoir suivre en même temps chaque compagnie de l’entité de Gerpinnes, ce qui nécessite, soit une équipe d’ethnologues, soit de marcher dans chacune des compagnies à tour de rôle… ce qui nous prendrait plusieurs années.
Comme le recommandait Claude Lévy Strauss, « il faut se laisser porter par le terrain », et comme me le soulignait un professeur « éviter de se faire absorber par ce même terrain ». Le tout est une question d’équilibre, CQFD.

– As-tu le sentiment de te faire comprendre par ceux auxquels tu relates ton expérience de la Marche à Gougnies ?

Les folklores locaux intéressent peu les gens extérieurs. Généralement je passe le plus clair de mon temps à expliquer aux Français la différence entre une reconstitution historique napoléonienne et une Marche folklorique militaire de l’Entre-Sambre-et-Meuse, ce qu’ils n’arrivent pas à comprendre. Par la suite je souhaiterais réaliser un film sur le sujet, en comparant les différents folklores et les témoignages des acteurs, ce serait le meilleur moyen de transmettre la motivation intérieure des marcheurs.

– A l’issue de ta prestation au sein de notre compagnie, as-tu eu la nostalgie des moments passés parmi les Marcheurs ? Es-tu prêt à réitérer cette expérience ?

J’ai été impressionné par la chaleur humaine manifestée dans la compagnie de Gougnies tout comme dans le peloton auquel j’ai participé. Aussi, je ne rentrerai pas dans des jugements de valeur, identitaires, entre les grenadiers, les artilleurs et les sapeurs. Cependant comme je m’investis dans chaque manifestation étudiée, je dois oublier mes expériences passées afin d’éviter les comparaisons basées sur des préjugés émotionnels. Ainsi, après avoir vécu de l’intérieur la compagnie de Gougnies, je regardai différemment les autres compagnies du tour appréciant leur sérieux ou m’indignant de leur laisser-aller.
Participer à des folklores extérieurs m’a paradoxalement rapproché de celui auquel ma famille est rattachée, soit ici la grande Troménie de Locronan, célèbre procession circulaire bretonne d’où ma recherche a démarré. La nostalgie est une mémoire liée à l’émotion vécue et répétée, plus que la nostalgie, je dirais que je conserve en mémoire un des meilleurs accueils reçus en Wallonie.

Un petit rituel d'intégration et Joël se retrouve avec la tête rafraîchie...
Photos COF et coll.J. Hascoët

La thèse

Pour consulter la thèse de Joël Hascoët cliquez ici
Les sections concernant plus particulièrement la Marche Sainte-Rolende se trouvent au Tome I (pages 301 à 317) et au Tome III (photos, pages 813 à 830)

Dossier réalisé par Gougnies.be