La potale dressée à l'orée du bois de Scu, entre Gougnies et Fromiée, à la mémoire de Barbe Henry, sans doute à une centaine de mètres de l'endoit où elle perdit la vie, a sa part de mystère. Le socle est monolithe mais porte des traces de brisures. La niche qui le surmonte provient
manifestement d'une autre chapelle. Le cartouche, sous l'emplacement réservé à la statuette, a été très maladroitement buriné et on peut encore deviner qu'il portait la mention "Ste Adèle" (du nom de la sainte
patronne de Fromiée). Quelqu'un a "détourné" cette potale pour la dédier à la mémoire de la petite Barbe Henry.
Photo Jef
Sur les hauteurs de Gougnies, à la limite de Fromiée en pénétrant dans le Bois de Scu, non loin de la nouvelle stèle à Ste Rolende se trouve une petite chapelle dont la pierre, maladroitement gravée, porte l’inscription «Barbe Henry âgée de 12 ans marthyre de la vertu assassinée le 7 juin 1868» (sic).
Cent quarante ans nous séparent de cette époque et, avant d’ouvrir ce dossier cruel, il est sans doute utile de procéder au rappel de quelques faits de ce milieu de XIXe siècle.
Faim, maladie, misère
Barbe Henry n’aura vécu que 13 ans dans une Belgique dont on a peut-être oublié aujourd’hui combien la vie y était dure pour les «petites gens». (1)
L’année de sa naissance, en 1856, nous sommes toujours sous le règne de Léopold 1er. Un recensement, réalisé cette année-là, fait apparaître que sur 700.000 enfants en âge d’école 200.000 n’ont aucune instruction et ont commencé à travailler à l’âge de 5 ans.
L’année de sa mort (1868 : Léopold II règne depuis 3 ans) le salaire moyen d’un ouvrier est de 3 francs pour 12 à 14 heures de travail; celui d’un mineur est de 2,69 francs, soit le prix de deux brouettes de houille. Le pain d’une livre coûte 19 centimes, un verre de bière 8 centimes, un sarrau 4,15 francs, un cercueil de pauvre 4 francs (2). Cette année là aussi les patrons des charbonnages, parce que les sidérurgistes achètent la houille en Rhénanie, commencent à baisser les salaires.
Le 26 mars, des mineurs se mettent en grève. Des affrontements ont lieu entre grévistes et «jaunes» puis, aux abords du charbonnage de l’Epine à Montignies-sur-Sambre, avec la gendarmerie qui fait feu. Dix morts parmi les mineurs.
L’état sanitaire est déplorable. Une épidémie de choléra a sévi en 1866 tandis que les mineurs paient un lourd tribu à la houille : entre 1865 et 1875, 33 accidents dont 9 dans le bassin de Charleroi ont fait 119 morts (grisou, rupture de câbles, éboulements…).
Il n’y a pas de lois sociales, encore moins de syndicats et, c’est le comble ! les mineurs sont en partie payés avec des bons d’achats valables uniquement dans les économats du charbonnage où des produits de base comme le sucre et le savon coûtent 3 à 4 fois plus cher que dans le commerce ordinaire.
Enfin tous les ouvriers sont liés aux patrons par le «livret de travail» une sorte de passeport sans lequel aucune embauche n’est possible et que le patron conserve tant que l’ouvrier est à son service. Au départ de celui-ci il y inscrira une appréciation sur sa conduite.
La vie à la campagne était sans doute moins dure, mais on remarque qu’un des témoins, Henriette Toussaint, âgée de 13 ans est qualifiée de «journalière» tandis qu’une adolescente de 15 ans, Amélie Dausimont, est «ménagère». Le beau-père de Barbe ne doit pas gagner gros en tant que garde privé : chaque sou compte, aussi la gamine fait-elle les courses pour les ouvriers des laminoirs d’Acoz.
(1) Sources : «L'adieu au Pays Noir» et «Les grandes colères du Pays Noir» de René Pierre Hasquin. «Les larmes noires» de Guy Hirsoux. (2) Osons, avec prudence, une comparaison avec l'époque actuelle. Le salaire moyen de 1868, calculé sur un mois (26 jours) représente 78 francs. Avec cette somme (on peut supposer que c'est du net : ni impôts, ni lois sociales) on peut s'acheter 205 kilos de pain ou 975 verres de bière. «Statbel» nous donne, comme salaire moyen d'un ouvrier non qualifié en 2006, la somme de 2.230 euros. Soit 1.407 euros en net. Avec cette somme on achète aujourd'hui trois fois plus de pain (609 kilos) mais un peu moins de bière (938 verres).
Un télégramme sinistre
Au Procureur du Roi, Charleroi
Le brigadier de gendarmerie m’informe d’un viol avec assassinat commis à Gerpinnes. Je m’y rends provisoirement.
(s) Ricard
Juge
De sa main, sur le formulaire même du télégramme reçu, le comte de Glymes, procureur du Roi à Charleroi, a indiqué :
fait communiqué à M. le juge d’instruction, requérons d’instruire en le prévenant que nous nous rendons immédiatement sur les lieux.
Charleroi 9 juin 1868
Le procureur du Roi de Glymes
Le télégramme jauni.
Photo Ben
C’est donc par un rectangle de papier, frappé des foudres du télégraphe, que débute, sur le plan judiciaire, l’affaire Barbe Henry.
La plupart des pièces de l’enquête sont conservées aux Archives de l’Etat à Mons (1), les dépouiller nous a plongés au sein d’une affaire sordide dans laquelle, à défaut peut-être de réelles compétences, les enquêteurs n’ont pas ménagé leurs peines. Le résultat est cependant que ce qu’a subi la petite Barbe reste un crime impuni.
Dans un souci de clarté, ce dossier ne présente pas un récit linéaire mais est divisé en plusieurs chapitres :
1- La victime
2- Le suspect
3- Des témoins
4- La robe
5- L’enquête « scientifique »
(1) Gougnies.be en remercie le conservateur et le personnel de même que celui des Archives de la Ville de Charleroi.
1- La victime : Barbe la bonne écolière qui dit bien bonjour
En ce dimanche de la Trinité 1868, le 7 juin, il pleut. Barbe Henry s’est levée tôt : elle doit aller faire des achats pour ses parents à l’épicerie de François Besombe à Fromiée.
Barbe qui a 12 ans est née à Oret mais, depuis la mort de son père et le remariage de sa mère, Henriette Delfosse, avec Pierre Vigneron, 72 ans, un garde privé de Acoz, c’est là qu’elle habite.
Acoz-Fromiée : une heure et demie de marche par les campagnes et à travers bois. Pas de quoi effrayer la gamine qui a l’habitude de pareilles expéditions. Elle a d’ailleurs prévenu que de Fromiée elle pousserait peut-être jusqu’à Oret saluer une tante chez qui elle passerait la nuit, ainsi qu’elle le faisait parfois.
Elle s’habille en fonction du temps peu propice aux promenades : elle superpose deux pauvres jupons tout rapiécés, enfile une chemise blanche, une camisole brun rouge et sa robe grise quadrillée d’une ligne brune sur laquelle elle passe un tablier.
Enfin, elle se chausse de deux paires de bas de laine : peut-être ses gros souliers à semelle cloutée sont-ils trop grands pour elle …
A 12 ans, bien musclée, avec sa chevelure abondante Barbe en paraît 14 ou 15, mais son corps est encore celui d’une petite fille. Une petite fille sage et pieuse : dans sa poche elle glisse un tout petit missel, le «Petit paroissien de l’enfance» ainsi, peut-être, qu’un chapelet et des bons points qu’elle a gagnés à l’école.
La voilà prête : elle s’harnache de la hotte qu’elle a recouverte d’un tissu, prend un parapluie, se coiffe d’un bonnet de tulle noir et se met en route alors que son beau-père vient de rentrer d’une tournée dans les bois. Elle se hâte : elle doit rejoindre sa mère pour assister à la messe basse de 7 heures, avant de poursuivre son chemin.
La carte indique un itinéraire probable suivi par Barbe d'Acoz à Fromiée. Nous avons pris comme point de départ l'endroit où fut construite, plus tard, la première gare d'Acoz (chiffre 1 sur la carte) puis nous la faisons monter par le chemin de la Tour Octavienne jusqu'à l'ancienne église de Villers (2 sur la carte). Elle emprunte ensuite, au point 3, l'ancienne route de Givet. A partir de ce moment, son itinéraire est confirmé par des témoins. En 4, elle monte vers le bois par ce tronçon de chemin dont il ne reste aujourd'hui qu'une haie. C'est entre les points 5 et 6 qu'elle sera agressée à son retour et enfin le point 7 nous montre les "minières" , propriété des de Bruges, vestiges de l'extraction du minerai de fer sans doute, devenues, à l'époque déjà, des mares d'eau. C'est là que le suspect fut vu par des enfants l'après-midi du crime.
Quant aux photos : la première nous montre le tronçon du chemin de Givet (point 4 de la carte) tel qu'il se présente aujourd'hui à l'approche du Bois de Scu. C'est là que Barbe a rejoint des jeunes gens pour traverser le bois en leur compagnie. La seconde photo, prise entre les points 6 et 5 (puisque nous sommes sur le chemin du retour) nous montre l'endroit où, vraisemblablement, elle fut agressée.
Photos Jef.
Celle-ci terminée, elle gagne Villers, puis les abords de la ferme de Fraiture. De là, elle monte vers le bois de l’Escul (1) par un chemin dont il ne subsiste plus aujourd’hui qu’une ligne de buissons.
C’est sans doute là, à 250 mètres de l’orée du bois, qu’elle rencontre trois garçons qui, eux aussi, se dirigent vers Fromiée : Joseph Mond, journalier à Oret, Hubert Laventurier et Clément Thiriaux. Ils la précédaient et elle a hâté le pas pour les rejoindre… « Je me suis dit, expliquera Joseph Mond aux enquêteurs, qu’elle avait peur de traverser le bois seule».
C’est donc en leur compagnie, par ce chemin (2) qu’elle arrive à Fromiée.
Comme il se doit, l’épouse de François Besombe tient cabaret à côté de l’épicerie et nos trois garçons ne résistent pas à l’envie de vider une chope : ils invitent même Barbe à les accompagner. La gamine n’est pas timide et est même joviale : Hubert Lambert, ouvrier aux laminoir d’Acoz, pour lesquels elle faisait des courses le confirmera : «quand j’étais devant la porte avec mes compagnons pour prendre l’air, elle disait toujours bonsoir et se faisait remarquer en cela».
Elle décline cependant l’invitation et entre dans l’épicerie. Il est 9 heures environ.
Barbe charge sa hotte : du savon, du sel, du sucre (elle en prélèvera sans doute un morceau pour le glisser dans la poche de sa robe), du tabac à fumer (3), du café non torréfié, de la chicorée, du beurre et des œufs.
Les derniers à l’avoir vue vivante
Barbe ne perd pas de temps : elle engloutit une tartine et se remet en route en direction de Villers. Il était, dira François Besombe environ 9h15; Marie, sa fille de 18 ans, estime quant à elle qu’il pouvait être 9h30 et le procès verbal des gendarmes précise : «l’horloge des Besombe retarde de 11 minutes par rapport à la montre du procureur du roi qui est à l’heure des chemins de fer».
La gamine a donc renoncé à poursuivre jusqu’à Oret et la voici qui retraverse le bois de l’Escul. En route, elle rencontrera deux hommes : Jules Cuvelier, 32 ans, cultivateur à Gerpinnes qui, étant allé «faire un tour dans ses avoines» s’est arrêté pour bavarder avec Joseph Preumont, un journalier qui tendait aux alouettes près des minières de M. de Bruges (4).
Barbe passe près d’eux et, selon ses habitudes, leur dit poliment bonjour. Pour Jules Cuvelier, il était «9 heures, plutôt plus que moins».
Ils sont sans doute, outre le meurtrier, les derniers à avoir vu Barbe vivante : c’est à 600 mètres de là que son corps fut retrouvé.
Outre nos deux témoins, il y en a du monde dans les bois de Fromiée en ce matin de la Trinité ! Six personnes au moins, la première vers 12h15, ont eu l’attention attirée par des écailles d’œufs, du sel et des grains de café répandus au bord du chemin. Elles ont passé leur chemin … le corps de Barbe gisait sans doute dans un fourré à 4 ou 5 mètres de là …
« Il y a probablement un malheur »
Pendant ce temps, à Acoz, la journée s’écoule sans qu’on s’inquiète chez les Vigneron : Barbe n’est pas rentrée, c’est donc qu’elle est allée à Oret. Mais on imagine bien que l’angoisse s’installe quand, dans l’après-midi et même la soirée du lendemain on ne la voit pas revenir.
La nuit tombe, c’en est trop : le garde chasse se met en route pour Fromiée. A 23 h il frappe à la porte des Besombe : Barbe lui a-t-elle dit qu’elle allait à Oret ? Non et il confirme qu’il l’a vue repartir vers 9h15 en direction de Villers.
«Alors, dit Vigneron, il y a probablement un malheur arrivé» et il demande à l’épicier d’organiser une battue le lendemain.
Nous sommes donc déjà le mardi 9. Tôt le matin, François Besombe qui s’est fait accompagner de Jean-Baptiste Caramin un fermier de l’endroit et de Joseph Baurain, un cantonnier, pénètre dans les bois.
Vers 7h30 «près du sentier longeant le bois» (nous ne sommes sans doute pas loin de l’endroit où fut érigée la stèle à la mémoire de Barbe) ils remarquent, eux aussi, des écailles d’œufs, du sel, du café … et un petit mouchoir blanc. «A l’entrée du bois» il y a aussi des écailles et une traînée de café et de chicorée. Ils suivent cette piste et découvrent la hotte, vide. Tout autour, l’herbe est piétinée. Quelques pas encore et le cadavre est là, face contre terre. Joseph Caramin précisera : «elle avait les mains relevées dans le dos et joignant l’une à l’autre comme si elles avaient été liées» … sans doute avec le morceau des bretelles de la hotte trouvé près du corps.
Barbe n’a plus sa robe. Les trois hommes trouveront encore son parapluie, son bonnet et son tablier, mais pas de robe. Celle-ci restera introuvable malgré deux battues menées à plusieurs centaines de mètres à la ronde.
A 1 heure de relevée (5) Le procureur de Glymes et le juge d’instruction Morel rejoignent sur place le juge de paix Ricard, M. Ensival, bourgmestre de Gerpinnes, le Dr Bruaux de Gerpinnes ainsi que le brigadier Meeus et trois gendarmes qui, arrivés à 10h30 ont déjà commencé investigations et interrogatoires tandis que «aux fins de le mettre à l’abri des ravages des insectes et de le soustraire aux germes de corruption qui commencent à l’envahir», le corps a été déposé dans une voiture prêtée par un fermier des environs.
Contrairement à ce que relate l’Union, un des trois journaux locaux de l’époque, une arrestation n’est nullement imminente et contrairement aussi, à un bruit qui, semble t-il s’est propagé jusqu’à aujourd’hui, les soupçons ne se portent pas sur «un braconnier de Fromiée».
Le jour même de cette première descente, le procureur de Glymes adresse une lettre à son homologue le «procureur impérial» (6) à Avesnes, lui demandant si ne se serait pas réfugié dans le territoire de sa juridiction un vagabond porteur d’une «petite robe à fond gris quadrillé d’une raie brune, forme première communion». Celui-ci lui répondra que rien n’a été observé, mais que la frontière est surveillée.
Nous sommes en effet sur l’ancienne route de Givet et il est normal que les enquêteurs retiennent l’hypothèse que l’homme à la mise dépenaillée vu par des enfants l’après-midi du crime se rendait en France.
Une mort rapide
Le lendemain, le juge d’instruction Frédéric Croquet assiste à l’autopsie de la victime, pratiquée dans la maison communale de Gerpinnes, par les docteurs Henri Schoenfeld, médecin légiste à Charleroi et Adolphe Bruaux.
Ils relèvent qu’elle porte un coup à la joue droite qui pourrait avoir été porté par un soulier ferré, que son cou est marqué de fortes ecchymoses et que ses jupons et camisole sont déchirés en de multiples endroits. La gamine a été violée à deux reprises tandis qu’on l’étranglait ou après sa mort. Son agonie, estiment les médecins fut de très courte durée.
Après avoir assisté à ce macabre devoir, Frédéric Croquet descend à son tour sur place. C’est lui, désormais, qui mènera l’instruction et il ne sait pas encore, sans doute, qu’il va rapidement être confronté, en la personne du suspect, à «une vieille connaisance».
Mais déjà une rumeur s’est répandue …
Dans un rapport du 4 juillet, les gendarmes Jean-Baptiste Baugniet et Guillaume Mouton informent le parquet en ces termes : «d’après les on-dit de plusieurs personnes de ce hameau, une rumeur circule à Biesme que Vigneron pourrait bien être l’auteur de l’assassinat. Il a résidé longtemps dans cette commune et y est bien connu.
Dans les communes de Villers Poterie et Acoz plusieurs nous ont demandé si le garde Vigneron était arrêté.»
A Gougnies on est moins médisant semble t-il : ils n’y ont rien recueilli.
Disons de suite qu’à aucun moment de l’enquête des soupçons ont pu peser sur le beau-père …
(1) L'orthographe actuelle est Bois de Scu (2) La N 574 entre le Sartia et Fromiée n'existait pas. (3) On utilisait aussi du tabac à priser et du tabac à chiquer (4) Il s'agit d'excavations toujours existantes dans le bois et dont il sera encore question dans le récit (5) Une heure de l'après-midi (6) La France est encore sous Napoléon III
2- Le suspect : Hippolyte Gaux, dit le Panaché – un coupable idéal
Disons-le d’emblée : Gaux est un sinistre personnage.
La description du Panaché selon les services d'anthropométrie et selon le témoignage des enfants qui l'ont croisé le funeste dimanche : 42 ans, 1 m 64, visage ovale, teint ordinaire, cheveux et sourcils gris, favoris grisonnants, nez retroussé, bouche grande, menton rond, tête chauve, n'était plus rasé depuis 15 jours.
Il portait une casquette de soie noire, un gilet et un pantalon à carreaux blancs et noirs.
Dessin: Arnaud Tombelle.
Il est né à Sosoye en 1826, de père inconnu. En 1854, il épouse une femme de Biesmerée et s’y établit. Mais, écrit le bourgmestre du lieu au procureur du Roi, «sa femme, ses enfants et sa belle-mère subsistent grâce à la charité publique. Il n’a jamais habité beaucoup sous le toit conjugal. Ses mœurs sont celles d’un vagabond et sa vie a toujours été errante».
Ou bien notre homme a le don d’attirer sur lui des soupçons infondés ou bien il n’a vraiment pas de quoi se plaindre des rigueurs de la justice. Qu’on en juge :
– En 1862, il est accusé d’attentat à la pudeur sur une mineure. La victime n’est autre que sa belle-fille de 13 ans. Il crie à la conspiration, bénéficie de circonstances atténuantes (!) et n’est condamné par le tribunal de Dinant qu’à 18 mois d’emprisonnement.
– En 1866, il est condamné à 2 mois et 25 francs d’amende par le tribunal de Charleroi pour abus de confiance.
-L’année suivante, le 22 juillet, un drame secoue le quartier populaire de Broucheterre dans les faubourgs de Charleroi : d’un puits d’eau sur un site du charbonnage du Roton on retire le cadavre de Fanny Pourbaix, 9 ans.
Le médecin légiste conclut que l’enfant était vivante lorsqu’elle est tombée à l’eau. Tombée ou jetée ? Ce sera au juge d’instruction Frédéric Croquet de le déterminer. L’autopsie révèle aussi qu’elle a subi une agression sexuelle.
Plusieurs témoins ont vu un rôdeur et le décrivent.
Un certain Hippolyte Gaux, dit «Le Panaché» ou encore «Fan» est arrêté.
Il nie et oppose des alibis. Il est emprisonné tandis que l’enquête se poursuit, piétine et capote : le 18 décembre, faute d’indices suffisants, l’instruction est provisoirement close et Gaux est libéré.
Nous sommes à six mois du crime de Gougnies. Celui-ci ranime des souvenirs à Broucheterre. Un nouveau témoin se fait connaître et cette fois Gaux est formellement identifié. Il comparaîtra devant la Cour d’assises en août 1869 sous la seule inculpation d’attentat à la pudeur sans violences. On a peine à le croire : ou c’est lui qui a commis ces faits ou ce n’est pas lui, mais le poursuivre pour attentat à la pudeur sans violences, c’est faire fi des constatations du médecin légiste … et imaginer que la gamine s’est noyée seule …. C’est sans doute en raison du peu de poids du dossier d’instruction que les inculpations d’homicide et de tentative de viol ont été abandonnées. Le procès a lieu à huis clos; nous n’en saurons pas plus sinon qu’il s’en tira avec cinq ans de prison. (1)
– Mais revenons-en à l’année 1868 : arrêté le 13 juin, mais libéré le 13 juillet 1868 faute d’indices à charge suffisants pour le meurtre de Barbe, il se présente le jour même pour quémander de l’embauche chez le fermier Xavier Malacort à Couillet qui l’avait précédemment employé. Le fermier l’éconduit, non sans l’avoir fait entrer dans la cuisine où il lui offre une tasse de café. Trois jours plus tard, quelqu’un qui connaissait bien les lieux s’introduit dans la maison et vole 600 francs dans le buffet de la cuisine.
Gaux est arrêté le 29 juillet à Fosses et emprisonné.
Faute de preuves un non lieu est prononcé le 31 décembre et il est libéré.
Récit de la journée du crime, selon Gaux
Voilà pour le palmarès judiciaire.
Voyons maintenant comment le Panaché décrit sa journée du 7 juin 1868, celle du meurtre de Barbe Henry.
Après sa libération suivant le non lieu dans l’affaire du vol chez Malacort, il a repris sa vie errante : il se loue de ferme en ferme pour 70 centimes par jour. Il confectionne des balais avec des genêts et les vend. Il se targue aussi d’avoir fait le commerce de chevaux.
Début juin, il a trouvé de l’embauche à la ferme Gillot à la Figotterie à Villers Poterie pour travailler aux pommes de terre et aux betteraves.
Attention : la chronologie joue un rôle essentiel dans cette affaire, eu égard aux déclarations de Gaux qui sont peut-être des mensonges, aux imprécisions des témoins et à l’enquête qui, semble t-il, n’est pas un exemple de rigueur.
Première anomalie, Gaux dit qu’en ce jour de la Trinité, il veut aller voir sa femme à Biesmerée pour lui «demander des comptes» car il a entendu dire qu’elle aurait eu un enfant avec un autre. En passant, il a l’intention d’assister à la messe à Gougnies.
«J’ai travaillé dit-il jusqu’à 9h aux pommes de terre des Gillot puis je me suis mis en route». Il cite une femme de Villers avec laquelle il aurait cheminé jusqu’à Gougnies. Celle-ci est identifiée et interrogée : elle est bien allée à Gougnies, mais pas avec Gaux.
Quand il arrive à Gougnies, ses intentions pieuses s’évanouissent à la vue d’un camarade, le «maître-varlet» Louis François et d’un estaminet proche de l’église. Or, Louis François affirme que lorsque Gaux est arrivé on venait de sonner les derniers coups pour la messe de 9 heures.
Partant de 9h de la Figotterie, Gaux ne pouvait évidemment pas arriver à 9h à Gougnies … pas plus que de faire un détour par le bois où Barbe fut agressée. Et Louis François précisera même que, à l’endroit où il l’a rencontré il ne pouvait dire s’il venait de la Figotterie ou du bois de l’Escul, mais qu’il ne semblait pas «échauffé» comme quelqu’un qui a marché vite.
Les deux hommes «font» trois cabarets : chez Augustine Cassart, chez Dieudonné Guyot dit «Tambour» et chez Florence Saugniez. De là, Gaux revient chez Augustine Cassart où il avait oublié son gilet. Entretemps, son compagnon s’en est allé vers 11 heures et, à son tour, Gaux partira après avoir acheté du savon : « vers 11 heures, 11 heures 30 » dira la cabaretière tandis que notre homme affirmera qu’il était midi quand il s’est mis en route pour Biesme, non sans repasser chez «Tambour»
Les fours à chaux, le long de l'ancien chemin vers Biesme. Gaux y a fait une sieste entre deux "tournées des cabarets".
Photo Jef
A 12h15 en tout cas, il est couché dans le fossé près des fours à chaux (2). Barthélemy Moyen, un ardoisier de Biesme qui tient aussi cabaret et deux femmes de Biesmerée le voient : il fera route avec ces dernières à qui il offre de la bière chez le serrurier Remy Piret puis chez Barthélemy Moyen. Enfin il va chez un plafonneur «le Petit Chanchet».
Pourquoi ces mensonges ?
A ce moment il est vraisemblable que Barbe a déjà été tuée : six témoins passant dans le bois de l’Escul entre 12h30 et 12h45 voient des écailles d’œufs, du sel et du sucre répandus au sol près d’un fourré. Ils ne poussent pas leurs investigations plus loin …
A ce stade, on se perd déjà : on sait que Barbe est repartie de chez Besombe à 9h15 au plus tôt. Pourquoi Gaux a-t-il menti en affirmant avoir fait le chemin de Villers à Gougnies en compagnie d’une femme ? Pour cacher un détour par le bois de l’Escul ? Mais alors Philippe François aurait-il menti sur le moment de l’arrivée du Panaché à Gougnies ?
L’attitude de Gaux, l’après-midi est bizarre.
Vers 16 heures, selon ses dires, il quitte Biesme et revient vers Villers ou Gougnies. En traversant le bois de l’Escul et, venant de la direction de Fromiée, peu avant l’endroit du meurtre, il s’arrête aux «minières de de Bruges». Il s’agit de vestiges de mines, vraisemblablement de fer, à ciel ouvert qui s’étaient transformées en mares d’eau. Il rencontre là une douzaine d’enfants en train de cueillir des fraises de bois.
C'est ici, vraisemblablement que Gaux a lavé ses effets. La mare existe encore aujourd'hui.
Photo Jef
Il nie leur avoir parlé alors que eux sont formels : il leur a demandé s’ils trouvaient beaucoup de fraises. On sait qu’il ment à tout bout de champ, même sur des détails dont on ne comprend pas bien l’importance qu’ils revêtent à ses yeux.
Mais il y a plus troublant : il dit avoir quitté Biesme vers 16 h or une heure auparavant Jules Besombe, 11 ans, un des fils de l’épicier et François Masuy, 10 ans, ont vu aux minières un homme dont le signalement, très précis, correspond à celui de Gaux. Il lavait des vêtements et ses souliers ou plutôt, ainsi que François Masuy le précisera sur une question du juge d’instruction, il lavait uniquement le pied droit. Ce soulier sera saisi et le médecin légiste confirmera que le coup porté à la face de Barbe a très bien pu être donné avec cette bottine cloutée. François précisera que l’homme, une demi heure plus tard, a emporté son sarrau mouillé et est parti tout droit vers l’endroit où le cadavre allait être retrouvé.
Quand Gaux sera interrogé par le juge Croquet il niera d’abord s’être arrêté aux minières puis, comme on lui faisait remarquer que, Héduine Gillot, la fermière de la Figotterie qui l’a vu rentrer vers 19 h a souligné qu’il portait des vêtements mouillés, il s’est repris et a admis avoir lavé dans la mare son sarrau ainsi que des effets qu’il avait cachés là auparavant.
« Si je vous disais ce que j’ai vu… »
On ne peut écarter une hypothèse sordide. Barbe a vraisemblablement été tuée vers 10 heures. On se souviendra que le corps avait les bras joints dans le dos comme s’ils avaient été liés, or ce lien, une lanière de la hotte, était défait.
Que Gaux se soit rendu coupable du crime le matin on ne le saura jamais, mais il est plausible que revenant de Biesme, plus tôt qu’il ne l’a avoué, il ait profané le corps et ôté les liens. A ce moment la rigidité cadavérique s’était installée expliquant la position des bras.
Le Panaché dira encore au juge d’instruction qu’en sortant du bois il a croisé un homme en sarrau et casquette (comme lui…) près du lieu du crime et qu’il regrettait de ne pas l’avoir arrêté «car pour des canailleries comme celle là on regrette de n’être pas bourreau».
Enfin, peu après, il croise une habitante de Gougnies, Pauline Grégoire; celle-ci remarque qu’il a la blouse mouillée et, passant près d’elle, il lui dit en wallon : «si je vous disais ce que j’ai vu aujourd’hui, vous seriez bien effrayée !»
On ne sait pas ce que Gaux a fait exactement les jours suivants. Rappelons que le corps a été découvert le mardi matin. Le vendredi, vers 5 ou 6 heures du matin, Paul Mirgaux, fermier à Tarcienne, le voit dans un de ses champs. Le Panaché est très excité et raconte qu’il revient de Ham-sur-Heure où il avait passé la nuit : Mirgaux comprend que l’homme ment car il sait que Gaux a dormi dans une meule de trèfle dans le champ même. Gaux lui parle spontanément du crime et proclame : «il faudrait tomber sur l’individu au moment du crime; moi je lui casserais une jambe pour qu’il ne s’enfuie pas».
Le soir, toujours à Tarcienne, il se présente chez le rémouleur Fesper. Ils parlent du crime et Fesper dit à Gaux que l’on soupçonne «un homme vivant séparé de sa femme et ayant un frère à Biesme». Réponse du Panaché : «tiens, on dirait que c’est moi».
Fesper le fait entrer chez lui. Il raconte ces moments tendus : «je lui ai servi du café et sous prétexte d’aller acheter de la goutte, j’envoyai ma femme prévenir l’administration communale». Quand elle est rentrée avec du genièvre, Gaux s’est étonné qu’elle en ait trouvé si tard.
«Je l’ai fait parler poursuit le rémouleur et je lui ai demandé ce qu’il avait fait les jours précédents. Il m’a dit qu’il avait arraché des pommes de terre chez le champêtre de Gougnies, mais je savais qu’il mentait».
Gaux est de plus en plus énervé … et personne ne vient de la maison communale. Il répétait sans cesse «on dirait bien que c’est moi». A un moment, il a même fait un malaise. «Alors explique Fesper, je lui ai conseillé d’aller trouver le champêtre de ma part pour faire tomber tous ces bruits».
Il se livre
C’est pratiquement ce qu’il fit le lendemain.
Dans la journée, le bourgmestre de Gerpinnes, Henseval, prévient le juge d’instruction par dépêche qu’un individu suspect rôde dans les parages. Le juge et le procureur se rendent sur place avec des gendarmes. Gaux est suivi, appréhendé et immédiatement interrogé à la maison communale.
Le greffier transcrira ses explications : «J’ai pensé que le meilleur moyen de faire taire ces bruits, c’était de venir sans retard à Gerpinnes me montrer et dire que si on avait besoin de moi pour des renseignements j’étais à la disposition de la justice. Mais je ne connais rien. Je suis innocent là dedans. J’ai passé à l’endroit du crime, mais c’était l’après-midi en revenant de Biesme».
(1) En dehors du fait que l'on comprend mal comment elle a pu s'appliquer à Gaux, précisons que la prévention d'attentat à la pudeur sans violence a été introduite dans le code pénal belge par une loi du 15 juin 1846. Auparavant, n'existaient que les notions de viol et d'attentat à la pudeur AVEC violence. Le législateur a voulu que puissent être poursuivis ceux qui, sans violence au sens physique du terme, mais parce qu'ils ont autorité sur l'enfant (père, instituteur, ecclésiastique…) se rendaient coupables d'attentats à la pudeur en usant de menaces, de promesses, de récompenses. L'augmentation du nombre de procès, surtout pour des faits commis sur des enfants, fut significative. (Source : «La violence sexuelle devant les juridictions criminelles du Hainaut de 1895 à 1866 » Mémoire de Caroline Pousseur. Faculté Philosophie et Lettres. UCL. 1992-1993) (2) Ils sont encore visibles derrière la gare, là ou, sans doute, passait à l'époque la route vers Biesme
3-Des témoins : Des cris, un instituteur émotif et une nymphomane ?
En ce dimanche de la Trinité, Jean-Baptiste Daffe, cordonnier à Gougnies et sa femme Amélie Hébrant accompagnés d’un de leurs fils âgé d’un peu moins de 3 ans s’en vont à la messe à Gerpinnes. Après celle-ci, ils entrent dans un cabaret de la bourgade «boire un litre de bière». Ils se remettront en route vers 10h30. Arrivés près du «chêne Sainte Rolende» à 100 mètres des lieux du crime, ils s’arrêtent car Jean-Baptiste veut allumer sa pipe. C’est alors qu’ils entendent des cris, mais le cordonnier ne s’en émeut pas, pensant que c’est leur fils aîné qui vient à leur rencontre. «Il était, au plus, 11h30» dira t-il dans son audition par le juge d’instruction lequel, au travers du procès-verbal en tout cas, ne semble pas s’étonner que, dans une version précédente, rapportée par le secrétaire communal de Gerpinnes, Daffe aurait précisé «des cris de détresse» et, surtout, qu’il avait situé les faits vers 10 heures.
Etaient-ils allés à la messe basse ou à la grand messe ?
« Elle m’a appelé au secours, mais j’ai eu peur »
Mais voici beaucoup plus étrange.
S’il y a quelqu’un, dans cette affaire, qui peut se vanter d’avoir mobilisé les enquêteurs, c’est bien Amélie Dausimont. A 15 ans, elle est en service comme «ménagère» chez Léocadie Cagnart, épouse de Cyrille Thibeau, à Couillet. Le jour de la Trinité, dit-elle dans sa déposition du 12 septembre, sa patronne l’a envoyée à Gougnies chercher du beurre chez son beau-frère. De Châtelet à l’entrée du bois de l’Escul, elle a fait la route avec une femme de Montignies qui pleurait sans arrêt car son père était à la mort. Elles se sont séparées à la lisière, Amélie pénétrant dans le bois. C’est à ce moment qu’elle rencontra un homme à qui elle demanda l’heure et qui lui répondit: «il est quatre heures tout juste».
Il devait s’avérer qu’il s’agissait de l’instituteur d’Acoz, Lucien Philippe qui se rendait à Fromiée.
Quelques mètres plus loin, Amélie dit avoir entendu des cris et avoir vu Gaux, qu’elle connaît et appelle Panaché, déshabiller une petite fille : il lui a déjà enlevé son bonnet et il s’attaque à sa robe. Comme sa victime crie, il lui dit «tout à l’heure vous ne crierez plus, je vous stauferai (1) votre bouche». Amélie poursuit en expliquant que la petite l’a vue et lui a fait un signe de la main pour l’appeler à son secours, mais qu’elle a eu peur et qu’elle s’est enfuie.
Lors d’une confrontation, l’instituteur confirmera en partie les dires d’Amélie : il pense la reconnaître et se rappelle qu’elle lui a demandé l’heure. Elle se souvient bien de lui et décrit, avec exactitude, les vêtements qu’il portait ce jour là.
Mais ils ne sont pas d’accord sur l’endroit où la rencontre a eu lieu et Lucien Philippe n’a pas entendu de cris d’enfant. En revanche, il a trouvé des débris d’œufs et des victuailles sur le sol et a croisé un «individu âgé de 40 ou 50 ans, tout déguenillé, vêtu d’une jaquette sale et ayant une barbe qu’il n’avait plus faite depuis 15 jours. Il ajoute : il portait quelque chose sur le bras (2) mais je ne saurais dire quoi car il avait l’air si effrayant que je n’ai presque pas osé le regarder».
A la confrontation, il reconnaît cependant Gaux, sans être formel.
Amélie, elle, est dépourvue de doutes : c’est bien Gaux qui agressait la gamine et elle cite avec assez d’exactitude les vêtements qu’il portait. Amélie décrit la robe de Barbe et sa hotte. Le greffier note la remarque du juge Croquet : «nous exhibons au prévenu la robe et la hotte, nous lui faisons remarquer que ces objets sont tels que le témoin les a décrits».
Voilà : même si une grosse inconnue plane sur l’heure du crime, le témoignage d’Amélie semble capital. Oui, mais …
Léocadie, sa patronne témoigne fin septembre : jamais, ni à la Trinité, ni un autre jour elle n’a envoyé Amélie à Gougnies. De plus, ce dimanche-là elle a envoyé la jeune fille porter un casse-croûte à son mari Cyrille qui, sur la route à Loverval, servait de la goutte aux pèlerins en route pour Walcourt. Elle ajoute qu’elle considère sa servante comme une simple d’esprit.
Dans un nouvel interrogatoire Amélie contre attaque : sa patronne, dit-elle, lui en veut d’avoir témoigné et elle affirme qu’elle a même été menacée : «je vous donnerai de la trique avant de vous envoyer à Mons» (3) tandis qu’une autre employeuse de la jeune fille affirme que celle-ci est saine d’esprit.
Qu’a t-elle vu exactement ?
Plusieurs fois Amélie est ramenée sur les lieux : elle ne retrouve pas le chemin qu’elle a emprunté ce jour-là mais reste ferme dans ses affirmations. Et en profite pour faire rappeler au juge Croquet qu’il lui a promis un défraiement de 15 francs pour le temps passé en interrogatoires et reconstitutions. Pour une «simple d’esprit», Amélie ne perd pas le nord …
On ne ménage pas ses efforts : le commissaire de police de Marcinelle l’emmène au Marché de Charleroi et à la sortie des messes à Montignies dans l’espoir qu’elle rencontre cette femme avec qui elle dit avoir cheminé. Une descente a lieu au bord de la route à Loverval afin de voir s’il serait plausible que, passant par là dans la matinée, elle ait pu ensuite gagner Gougnies.
Enfin, une lettre circulaire est adressée aux différents bourgmestres de la région pour identifier cet éventuel témoin. En vain. Il y aura même, le 17 mars 1869, un interrogatoire pathétique «entre quatre yeux» d’Amélie par le commissaire de police de Marcinelle qui la conjure « de ne pas poursuivre dans la voie du mensonge afin de ne pas faire condamner un innocent pour un crime aussi horrible ». Les Pâques sont proches : elle doit lui dit-il aller à confesse et dire toute la vérité, sinon elle sera damnée à jamais …
Amélie reste inflexible.
Une hypothèse : elle s’est bien rendue à Gougnies ou Fromiée ce jour là mais elle a inventé la scène de l’agression peu plausible et située au minimum trois heures après les observations quant aux victuailles répandues …
Amélie a très bien pu entendre des détails colportés dans la région quant au crime, la hotte et la robe.
(1) note de la main du juge d'instruction : «boucherai» (2) vraisemblablement le sarrau mouillé (3) où se trouvait sans doute un asile pour aliénés
4- La robe : Une réapparition «signée» ?
Parmi les pièces du dossier d'enquête...
Photo Ben
On se souviendra que, le jour de la découverte du corps, la robe de Barbe a été recherchée avec insistance : d’abord par les trois hommes qui ont fait la découverte macabre puis, sur ordre du juge d’instruction, par plusieurs personnes dont vraisemblablement les gendarmes. Les recherches dont il est affirmé dans des PV d’interrogatoire qu’elles ont été menées avec minutie à des centaines de mètres à la ronde n’ont rien donné.
Le meurtrier aurait-il emporté la robe pour la vendre ?
La liste des chiffonniers de la région est dressée et des perquisitions opérées : en vain.
Dès la découverte du corps, cette disparition est connue dans toute la région et un des «marchands de loques» Hubert Lambert, de Sart Eustache (celui-là même qui avait remarqué que Barbe souhaitait toujours le «bonsoir») a donné des instructions chez lui pour qu’on n’achète pas de robe sans qu’il y ait un témoin dans la boutique.
Elle reste introuvable.
Et voici que le 19 juillet, le bourgmestre de Gougnies, Joseph Piret, écrit au procureur du Roi : «ce jour Alexandre Houdet a vu la robe dans les bois. N’ayant osé y toucher, il a prévenu le garde champêtre de Gougnies Dominique Colinet. Il est certain que cette robe n’était pas là depuis le jour du crime (…)».
Dans la poche, le garde a trouvé un petit livre intitulé Le Petit Paroissien de l’Enfance et un morceau de sucre.
Rappelons-nous qu’il pleuvait le jour du crime : si la robe était restée exposée du 7 juin au 19 juillet, il est certain que le sucre aurait fondu ou aurait été dévoré par des insectes.
D’ailleurs, quand le surlendemain, le juge Croquet descend sur place et interroge «la femme Houdet» qui, la première, a aperçu le vêtement. Ce qu’il apprend est très clair : la robe était à cent mètres du lieu du crime, au bord du chemin fréquenté, visible à 7 mètres de distance, non pas enfouie dans un fourré, mais posée dessus. Et surtout, on avait déposé sur elle une branche cassée de bouleau dont les feuilles n’étaient pas fanées…
Celui qui l’a déposée là voulait qu’on la trouve.
5- L’enquête «scientifique» : Pertes de temps et résultats inexploités
Il est certes facile et sans doute même injuste, après tant de temps de critiquer l’enquête et de mettre en doute les compétences de ceux qui l’ont menée mais on ne peut se libérer du sentiment que beaucoup d’énergie a été gaspillée : on convoque et reconvoque des témoins qui ne font plus que se répéter, on s’acharne à déterminer si oui ou non Amélie avait une casserole dans son panier (le casse-croûte de son patron) et, pareillement, si sa patronne a perdu un enfant.
Le 16 juin, soit 9 jours après les faits, le procureur requiert du juge d’instruction qu’il fasse analyser l’eau de la mare où Gaux, après l’avoir nié, a admis avoir lavé des vêtements. On recherche, en vain, des traces d’albumine car il a peut-être tenté de faire disparaître des taches d’œufs. En revanche un examen microscopique fait apparaître que deux fibres trouvées sur les vêtements de Gaux proviennent des jupons de Barbe.
Il semble bien qu’on ne tirera aucun parti de cette découverte et que le suspect ne sera pas réinterrogé. Sauf erreur, son seul interrogatoire a été mené le jour de son arrestation et le compte-rendu tient en quatre pages.
Dix mois après le crime, la chambre des mises en accusation (1) statuant sur les pièces d’instruction présentées par le juge Croquet prescrit une quinzaine de devoirs complémentaires, notamment celui de déterminer si les bretelles de la hotte de Barbe ont été arrachées ou coupées(Gaux possédait un couteau de poche). Le pharmacien chimiste Désiré Van Bastelar, de Charleroi, va donc se fendre d’un rapport de quatre page dans lequel, après avoir souligné que les bretelles sont «sales et excessivement grasses» – ce qui est évidemment déterminant pour la progression de l’enquête !- conclut qu’elles ont à la fois été coupées (ce qu’avait déjà observé le témoin Baurain lors de la découverte du cadavre) et arrachées.
Nous sommes le 20 avril 1869.
Que de temps perdu !
On ne s’étonnera pas que dans son arrêt du 8 juillet la Chambre des mises en accusation dise que faute de charges suffisantes il y a lieu d’abandonner les poursuites contre Hippolyte Gaux pour le crime du bois de l’Escul.
En revanche, comme on l’a lu dans son sinistre palmarès, le 10 août suivant il est bel et bien traduit devant la Cour d’assises pour l’affaire Pourbaix à Broucheterre. On se souviendra qu’il s’en tire étonnamment avec 5 ans de prison.
Le Panaché est donc vraisemblablement sorti de prison en août 1874. Pendant 20 ans, le rôle des Assises du Hainaut ne fait plus mention de lui : aucun fait nouveau n’étant venu «réveiller» le dossier, il n’y aura pas de nouveau procès. Barbe a bel et bien été victime d’un crime impuni.
Benoit Gaspar
(1) Près la Cour d'Appel à Bruxelles : il n'y en qu'une à l'époque