Bonjour, Monsieur le Maître

Oui, la journée serait bonne, elle avait commencé avec la bonne odeur du café de maman et la savoureuse tartine de pain de notre campagne généreusement beurrée à la mode de nos fermes. A cette fête gourmande participaient avec bonheur la confiture à la rhubarbe de grand-mère ou la cassonade nationale que nous avalions avec le même enthousiasme que le gamin réjoui figurant sur l’emballage. A cette époque, les céréales aux goûts multiples et les produits artificiellement allégés ou édulcorés ne participaient pas à cette étape naturelle et vivifiante de notre matinée.

Nous étions parés pour le chemin de l’école, le cartable de cuir épais à la main, le sou de mamy en poche, celui qui donnait accès au comptoir de l’épicerie bien présente alors sur l’itinéraire quotidien. Nous étions, jeunes piétons du matin, les petits princes de la rue, en aucun cas exposés aux dangers des véhicules énervés soucieux d’atteindre le trottoir le plus proche de l’établissement. Ce qui deviendrait plus tard un « ramassage scolaire » était encore dans notre village, le « chemin de l’école ».

L'école en 1925.
Coll. Jacques Monnoyer

C’était chouette d’attendre l’instituteur au pied de l’imposant escalier en pierres bleues usées au passage des petits pieds des générations qui se suivent. De part et d’autre de celui-ci, les épais couvre-murs étaient polis par nos fonds de culotte. Leur déclinité en faisait naturellement les premiers specimens de toboggans aujourd’hui rutilants dans des cours de récréation agréées et critères de sélection.

A l’époque de nos premières années de primaires, l’arrivée du maître d’école se signalait par le concert caractéristique des quelques soupapes du moteur de la 2 CV. L’instituteur était grand, physiquement également, et la toiture souple de la voiture devait certainement effectuer le trajet en contact permanent avec sa chevelure. Un peu de gymnastique lui permettait de s’extraire de la sympathique deuche et, la mallette en cuir épais à la main, la cravate parfaitement nouée sur les principes des traditions du respect et de l’autorité, sa seule personnalité nous rangeait en silence sur les marches de l’école. « Bonjour, Monsieur le Maître ! », c’était le mot de passe, la première pièce du puzzle de l’éducation, celle que de toute façon nous avions intérêt à placer sans hésitation…

L'instituteur Jean-Claude Maquet, le bourgmestre Gérard Delfosse, Mlle Vassart et Mme Coster institutrices.
Collection Madame Coster
Sous le haut plafond, des bancs en bois verni.

La grande porte d’entrée franchie, nous attendions à nouveau en silence dans le couloir meublé uniquement de petits crochets destinés à prendre bien soin de nos manteaux alors dépourvus de toute marque prétentieuse. Au bout du couloir, une porte nous faisait un petit clin d’oeil, comme pour nous dire qu’elle était prête pour nous libérer, un peu plus tard, dans la cour de récréation.

Mais l’heure était à l’étude, au façonnage méticuleux de la clé qui donne accès à la connaissance, clé qui à l’époque pendait encore au trousseau du respect. C’était par cette méthode éducative traditionnelle que les maîtres d’école nous mettaient sur le chemin de l’intelligence et aussi de la générosité. C’était une école familiale, au sein de laquelle chacun d’entre nous était considéré comme quelqu’un par un maître qui savait, avec une autorité complice de celle des parents, valoriser nos qualités et pénaliser d’imparfaits du subjonctif nos bêtises de garnements.

Je me souviens de ce plafond interminable, du grand poêle en fonte qui ronronnait en hiver, et au-dessus du tableau, des photos en noir et blanc du Roi et de la Reine sous le regard desquels nous écoutions encore les leçons de civisme. Sur les bancs en bois verni qu’il voulait toujours bien rangés, nous étions imprégnés de cette atmosphère aux multiples parfums d’ardoises, de cahiers ou du cuir épais dont on faisait les cartables de plusieurs générations. Nous faisions corps avec notre école.

En 1958, notre classe.
Avant-plan, de g à d: Mohammed Driss; André Looze; Yvan Borbouse.
2ème plan: Alain Jacob; Jean-Pierre Cabut; Jacky Stukel; Alain Stukel; Francis Constant; Jean Constant; Bernard Gillain; André Jacob; Marcel Charles.
3ème plan: Michel Catelin; X; Gaston Constant; Francis Sodini; Marcel Viroux; Jean Claude Noël; Philippe André; X; Giorgio Rapallini; Guy Maginet.
4ème plan :Jean Marcelle; Franco Ricci; Guy André; Vittorio Martinez; Claude Massinon; Jean-Noël Laurent; Christian Joris.
Instituteur: Mr Jean-Claude Maquet.
Collection - Marcelle
Le lapin de Firmin.

Livres et cahiers étaient soigneusement et impérativement recouverts de papier épais. Les cahiers de devoirs, protégés par les premières chemises plastifiées aux couleurs plus variées, formaient quotidiennement une pile parfaitement rangée sur le coin du bureau du maître. Ils seraient redistribués après correction et, dans certains cas, avec quelques commentaires plutôt orageux.

L’écriture devait être belle, régulière, avec des majuscules irréprochables, soigneusement calligraphiées. La plume trempée dans l’encrier devait légèrement s’écraser dans les courbes descendantes afin de donner du relief à l’écriture. L’exercice de calligraphie avait pour effet de colorer en bleu le bout des doigts manipulant le porte-plume et il nous était fortement recommandé, dussions-nous tirer la langue en plongeant le nez au-dessus de la page, de ne pas laisser nos empreintes digitales bien apparentes sur le papier. Pour le calcul, l’usage du crayon s’avérait plus fonctionnel.

Les premières notions de ce qui serait plus tard l’arithmétique s’effectuaient à l’aide de petits points noirs semblables à ceux qui garnissent les faces d’un dé. Avant le cahier de brouillons, nous devions utiliser l’ardoise sur laquelle nous écrivions avec une « touche » et que, au grand dam de maman au moment de la lessive, nous essuyions avec le revers de la manche.

Et puis, souvenir de souvenir, ce merveilleux livre de lecture, celui qui, illustré de petits dessins d’une adorable naïveté, avait pour mission de nous initier à l’art de bien lire. Ce sont de petites histoires que l’on n’oublie jamais. Il y avait bien sûr le lapin de Firmin nourri tous les matins. Je me souviens que la pipe de papa était sur le piano. Ah oui, Ninnie était allée à Ninove, et à Ninove, Ninnie avait vu une avenue. Les choses se compliquaient quand Zénobe jouait du xylophone tout en étant myope. Les lettres étaient belles, le livre sentait bon le papier imprimé. Quand, au hasard du passage d’un « game boy », j’assiste, impuissant, à la dextérité qu’ont maintenant les enfants pour zigouiller des extraterrestres, je pense souvent au lapin de Firmin…

La liste noire.

C’est vrai que l’instituteur était sévère, mais je crois qu’à cette époque, ils l’étaient tous, c’était normal, cela faisait partie de l’éducation et ce n’étaient pas nos parents qui disaient le contraire. Ceci dit, nous étions des gamins avec tout ce que cela comporte. Ce qui veut dire qu’au-delà de la sagesse qui nous était enseignée, il y avait malgré tout les bêtises. Et oui ! Nous n’étions bien sûr plus au temps de la férule romaine mais… A genoux sur une règle avec un dictionnaire en mains, ça fait réfléchir ! Essayez ça aujourd’hui ! Cela ferait la une des journaux et on mettrait l’instit en tôle. Nous pas ! Ca faisait juste une grosse ligne en-dessous des rotules et ça faisait aussi que généralement, on ne recommençait pas.

Il y avait également les punitions. Celles-ci prenaient souvent la forme de « verbes ». Ah ces verbes engendrés par un comportement ne répondant pas aux critères de discipline décrétés par le maître ! Il fallait les conjuguer et les reconjuguer, à tous les temps, et par tous les temps. Cerise sur le gâteau de nos exploits, ces punitions bien évidemment pas volées du tout étaient doublées par les parents. Il en fallait pour tout le monde. La bonne exécution de ces travaux en heures supplémentaires se soldait par la suppression de notre nom dans la liste des punis écrite en colonne sur le coin supérieur gauche du tableau. Certains noms étaient rarement effacés, des fidèles quoi…

On frappe à la porte !

« M’sieur ! On a frappé ! » s’exclamaient ceux dont le banc se situait près de l’entrée de la classe. Toutes les têtes se tournaient alors vers la porte et une grande curiosité animait cet intermède bien souvent vecteur d’imprévu. Il s’agissait souvent de la visite d’une personne à laquelle nous devions le plus grand respect et nous nous levions pour la saluer.

Parmi ces personnages particulièrement respectés, il y avait le garde-champêtre, venu signaler que les phares de la 2CV étaient allumés, le secrétaire communal que nous devions saluer en choeur « bonjour Monsieur le Secrétaire », ou « Monsieur le Curé » que nous devions saluer en enfants de choeur. Dans ce cas-là, la visite du curé annonçait une sortie pour l’un ou plusieurs d’entre nous. La permission était collective lorsqu’il s’agissait des « rogations », processions printanières qui nous baladaient de chapelle en chapelle et notamment dans le parc du château. Et oui, l’école du village était l’école du respect.

Visite de Saint Nicolas à l'école en 1962. Avant plan de g à d : Philippe Mengeot (enfant de chœur), Bernard Mengeot (enfant de chœur), Saint Nicolas (Michel Caramin), Pierre Baudoux (enfant de chœur), Gérard Delfosse (mayeur).
2ème rang : Mme Coster (institutrice gardienne), Jules Lefevre (garde champêtre), Melle Caussin (institutrice école des filles), Melle Vassart (institutrice honoraire), Père fouettard (Yvonne Minet), M. le curé Brison, Aimé André (échevin de l'instruction), M. Emile Grenier (secrétaire communal), Jean-Claude Maquet (instituteur école des garçons).
Photo collection Martine Delporte
Odeurs d’examens.

Les examens avaient pour nous une odeur bien précise. En effet, à chaque session, le maître d’école se battait avec un polycopieur rudimentaire à alcool. Il s’agissait d’imprimer le texte sur un double à l’aide d’un papier carbone spécialement riche en teinture grasse, de fixer le résultat sur un cylindre actionné par une manivelle. En actionnant celle-ci, le papier imprimé s’imprégnait au passage d’alcool spécialement conçu à cet effet, et reproduisait le texte au contact des feuilles vierges introduites plus ou moins calmement par le maître. L’alcool utilisé pour cette opération avait une odeur très forte, pas spécialement désagréable et on pourrait se demander si, de nos jours, il ne serait pas interdit dans les écoles pour cause de risques d’accoutumance.

Quand j’y pense aujourd’hui, je me dis que le brave instituteur avait finalement beaucoup de mérite d’obtenir des résultats exploitables avec cette machine que beaucoup de syndicats contemporains condamneraient systématiquement. Les premières feuilles étaient difficilement lisibles car l’encre grasse sur le double était trop épaisse et les copies n’étaient pas nettes. Les feuilles suivantes devenaient plus utilisables dans la mesure ou l’opérateur ne mettait pas trop d’alcool, ce qui donnait à la copie l’allure d’un mauvais pochoir. Les dernières copies étaient à nouveau presque illisibles car l’encre du double venait à s’appauvrir. C’était, à l’occasion des examens, un moment privilégié, le merveilleux suspense de gamins se demandant non sans sourire : « Marchera, marchera pas ? »… De toute façon, si on éprouvait un certain plaisir à assister à la scène, il vallait beaucoup mieux pour nous de ne pas trop le manifester…

Culottes courtes et balle au chasseur.

Cette cour de récréation-là, nul d’entre nous ne peut l’oublier. Elle fut le théâtre des heures de défoulement que l’année scolaire nous offrait. Nos jeux étaient bien inoffensifs et il est absolument certain que le programme d’éducation concocté par notre maître se prolongeait sur les pavés de la cour. Il n’était pas question de végéter dans un coin ! Il fallait bouger, jouer, se dépenser sainement. Hiver comme été, nous étions en culottes courtes, avec de hautes et grosses chaussettes tricotées avec amour grand-maternel, certes, mais en culottes courtes tout de même.

Quelle que soit la saison, l’instituteur excellait dans l’art de lancer la « balle au chasseur ». Il s’avérait particulièrement bon tireur, et la cible idéale que constituaient nos cuisses exposées au vent du nord se souvenaient, de longues minutes durant, de l’impact de la balle en caoutchouc durcie par le froid. En hiver également, le maître et nous étions devenus des spécialistes dans l’art de façonner la glissoire du siècle. Cette technique donnerait aujourd’hui la chair de poule aux parents qui se plaignent au directeur de l’école du manque de sel sur le sol gelé de la cour de récréation.

Lorsque la température descendait sous le zéro, ce qui était très fréquent à cette époque, l’instituteur mettait toute sa science pour nous expliquer le phénomène de solidification de l’eau du robinet. Cette démonstration, afin de lier l’utile à l’agréable, se faisait dans le but de l’élaboration d’une imposante bande de glace occupant généralement une grande partie de la longueur de la cour, hormis les zones d’élan et de freinage. La glissoire fin prête, débutait un défilé quasi olympique, de plus en plus rapide, la surface de la glace se polissant progressivement. Il n’était pas toujours bon de précéder le maître, beaucoup plus rapide, vu son poids et la puissance de son élan. On avait intérêt à quitter rapidement la zone de freinage avant le sien ! Des quelques inévitables bobos, je vous assure que nous n’avons gardé que les bons souvenirs !

Sur sol bien sec, cette fois, nous jouions aussi à la « balle au mur » sur le pignon de la salle paroissiale, salle que nous ignorions alors être pour trois jours par an rebaptisée « bodéga ». Et puis, il y avait la période « Pentecôte », celle qui précédait et suivait notre grande manifestation folkorique annuelle. Nous défilions dans la cour en tonitruant des « blibli », avec des bâtons bruts en guise de fusils et un bâton décoré d’un ruban d’emballage pour le tambour-major en herbe. Un « pan » collectif ponctuait l’ordre d’un mini-major à la voix de soprano « a’pêtez a’pêtez armes ! Feu ! ». Serait-il possible que la cour de récréation fût alors le reflet de la vie du village ?…

Le sang du terroir passe par le coeur de l'école.

Elèves de notre école, enfants de notre terroir, les grands événements de la vie de notre village nous concernaient et le maître veillait à ce que nous nous y sentions impliqués. Bien sûr, sainte Rolende et son folklore étaient omniprésents. Mais il y avait d’autres manifestations traditionnelles auxquelles nous devions participer.

Le 11 novembre, tous les élèves et les enseignants étaient présents au monument pour rendre hommage aux victimes de la guerre. A cette occasion, le maître nous apprenait et nous faisait chanter un hymne au souvenir. Au Saint-Sacrement, les enfants des écoles communales participaient à la procession dans les rues du village. Nous revêtions des vêtements de circonstance et déjà je me demandais pourquoi seules les filles étaient considérées comme des anges…Bah, il valait peut-être mieux avoir la peau de mouton de saint Jean-Baptiste sur le dos qu’une paire d’ailes dans le dos !

En Jésus-Christ, Jean Marcelle et en St Jean-Baptiste, Jean Pierre Cabut. Le garde-champêtre, lui, est authentique: M. Massinon. Nous sommes en 1958.
Collection Jean Marcelle

En 1961, le maître nous fit confectionner des petits drapeaux pour assister au passage du tour de France. Qui sait, il y avait peut-être parmi nous un futur champion… De toute façon, nous devions représenter la jeunesse de Gougnies, notre place était au bord de la route ! Il nous incombait également de perpétuer certaines traditions et j’ai de merveilleux souvenirs de la journée de la Saint-Grégoire, sous la responsabilité des plus grands, avec le moment sacré du pique-nique dans les prairies du Moulin Botte. Je me souviens que maman comblait mon bonheur en garnissant mes tartines avec une omelette de derrière les fagots. L’école du village n’était certes pas seulement un établissement scolaire…

Et puis, le dernier jour…

A la fin des primaires, nous nous préparions à entrer à la grande école, en humanités. Nous devions alors quitter notre village pour nous asseoir sur des bancs inconnus, en ville bien souvent. C’était bien sûr un grand moment, un peu inquiétant peut-être, mais nous avions grandi et nos parents nous rassuraient pleinement, parfaitement sereins. Il faut dire qu’ils ne devaient pas, à l’époque, camper devant les écoles pour être certains de pouvoir nous y inscrire.

Le dernier jour à l’école du village, une petite cérémonie avait lieu au sein de notre classe. L’instituteur, toujours tiré à quatre épingles, oubliait alors son cache-poussière gris et nous souhaitait bonne chance en nous remettant les résultats de nos derniers examens, toujours parfumés à l’alcool du folklorique polycopieur.

De part et d’autre du maître d’école que l’on commençait déjà à regretter, le bourgmestre accompagné du garde-champêtre et du secrétaire communal, avec la bénédiction de monsieur le curé, nous remettait un cadeau qui allait s’avérer bien utile. Il s’agissait d’un Larousse illustré et sur la première page, quelques mots calligraphiés par le mayeur mentionnaient : « …en souvenir de votre passage à l’école communale de Gougnies… ». Je l’ai toujours.

Quelle calligraphie...! Ca semble couler de source, tout naturellement...
Les plus observateurs auront remarqué que la dédicace du dictionnaire n'est pas adressée à l'auteur de ces souvenirs... Un hasard? Une mauvaise note au mauvais moment? En tout cas, merci mon petit Maurice... c'est bien... ne suis pas le mauvais exemple de mauvais camarades qui mastiquent du tchumgam...
Photo coll. Maurice Monnoyer
Anecdotes pour sourire.

Comment se débarrasser d’un alien.
Un jour d’hiver, le grand poêle en fonte ronronnait gaiement au milieu de la classe. L’un d’entre nous, qui pourrait se reconnaître, avait subrepticement transgressé la loi décrétée par le maître. Ce décret sanctionnait sans réserve la consommation d’un produit dit prohibé et appelé « tchoumgam » dont la mastication en classe était assimilée à la présence d’un ruminant dans un auditoire universitaire. Mais le maître avait comme qui dirait un radar à tchoumgams et l’auteur de l’acte délictueux perpétré au sein du sanctuaire de la connaissance avait été rapidement repéré. Impressionnante leçon sur l’impératif présent : « Jette-moi ça dans le feu, tout de suite ! ».

Le criminel, trahi par la gymnastique de sa mâchoire inférieure, les joues plus rouges encore que l’objet du délit bourré de colorants, se leva, tout penaud, et se dirigea vers le poêle, sous le regard lourd de plusieurs tonnes du maître et celui beaucoup plus amusé des « petits camarades ». Il saisit avec précaution la tige du cendrier du poêle et s’en servit pour soulever le couvercle.

Dans un silence précédant l’exécution de la sentence, il mit la main en bouche et entreprit d’en extraire la masse gluante. Mais celle-ci, chauffée à 37 degrés, bien homogénéisée par la mastication, n’était pas du tout disposée à se laisser faire. La gomme se mit à adhérer à volonté aux doigts tremblants du condamné et, tel le silicone s’échappant du pistolet d’un bricoleur amateur, devint impossible à maîtriser. Une créature extraterrestre se répandait ainsi entre les doigts de celui qui tenait toute la classe en haleine. Voulant s’aider de l’autre main, il comprit très vite que l’alien allait également en envahir le territoire. Petit à petit, le redoutable tchoumgam faisait corps avec le sien. Spielberg en aurait certainement tiré de très belles images, sur une musique pathétique de Morricone.

Mais le silence devenait « pesant ». C’est alors, avant que le maître n’explose, que le saint Esprit envoya sa flamme rejoindre celles du poêle. L’acteur de la scène eut la lumière, il remit les doigts en bouche, mouilla abondamment l’ensemble, se servit de ses bonnes et jeunes dents pour racler la gomme de ses doigts. Il put ainsi reformer, dans la bouche, moyennant quelques mouvements de mâchoire que le maître ne pouvait pas,dans ce cas-là, lui reprocher, une boule compacte et domptable. En guise de final, il éjecta le monstre vers le foyer avec un « pftou ! » digne d’un chiqueur de tabac. L’alien périt sur la braise avec un « pchhhhhh » d’agonie. L’élève avait lavé son honneur, il avait vaincu la bête et restauré le calme du maître. Nous, nous avions envie d’applaudir, et je suis certain que le maître, lui, avait envie de laisser libre cours à son fou rire…


Schtroumpfs malgré nous.
Dans le cadre des fêtes de fin d’année, les enseignants de l’école avaient mis en chantier la réalisation d’un décor féérique sur le thème de Blanche Neige et les septs nains conçus par Walt Disney. Nous devions, à cet effet, réaliser un immense ciel de Noël, avec des étoiles dorées. Le fond du décor devait donc se présenter en bleu foncé. Mais il fallait bleuir des mètres carrés de papier et la gouache, et bien c’était pas particulièrement gratuit ! Chacun d’entre nous avait en quelque sorte son bleu de travail.

Le maître devait trouver une solution démocratique en restant dans les limites de toxicité autorisées par les ministères de l’enseignement et de la santé. Ce jour-là, diverses solutions furent expérimentées. Je me souviens de dissolution d’encre subtilisée au quota de réserve scolaire dans de l’eau claire. Plus original encore, je revois une tentative de traitement du support en papier avec du bleu de lessive, ces petits blocs de couleur bleue, enveloppés dans du tissu, que les ménagères utilisaient pour blanchir le linge et qu ‘elles appelaient « sucettes bleues ». Je pense que finalement, déçu par les résultats obtenus, le maître a relu le vieil adage « au diable l’avarice » et qu’on est revenu à la gouache. Ceci dit, si le bleu du ciel n’était pas ce soir-là celui qu’on aurait espéré, nous étions tous barbouillés de bleu et c’est une véritable invasion de schtroumpfs que les rues du villages connurent. En rentrant à la maison nous offrîment à nos mamans une frousse bleue, mais à l’époque, elles savaient en rire…

Nostalgie ? Bien évidemment !

En cette période de rentrée scolaire, j’avais envie de voyager un peu dans le monde des souvenirs de notre école. Je n’ai aucune compétence pour juger les méthodes et mentalités actuelles. Je constate simplement, en effectuant ce bond d’un demi-siècle dans le passé de notre village, que l’école, la vraie, celle qui apprend aux enfants à devenir des êtres respectueux pour un jour être respectables, elle devait certainement avoir la couleur de la nôtre.

Quant à notre maître d’école, s’il peut, là où il est, percevoir mon message, je le salue respectueusement. Je prends un morceau de craie blanche et sur le grand tableau de la vie, je lui écris, avec gratitude et les belles majuscules calligraphiées qu’il nous a enseignées : « Monsieur le Maître, on ne vous oubliera jamais ! »…

Jean Marcelle

Cinquante ans après... remise des prix en 2009.
Photo Ben