Marches de l’ESM et la Marche Royale de Ste Rolende

Photo Mathieu Baud

Parmi les nombreuses survivances du passé, qui font la richesse de notre folklore wallon (1), les «marches militaires» occupent une place de premier plan. Ce sont des groupes de soldats improvisés, constituant des «compagnies», qui forment une garde d’honneur autour des reliques d’un saint, portées en procession. Ces coutumes existaient autrefois dans presque tout le pays; aujourd’hui, à quelques exceptions près elles se maintiennent dans l’Entre-Sambre-et- Meuse, où elles restent très populaires (2).

Les plus importantes et sans doute aussi les plus anciennes sont : celle de Fosse qui sort tous les sept ans en l’honneur de saint Feuillen; celle de Walcourt, le dimanche de la Trinité en l’honneur de Notre-Dame de Walcourt; celle de Gerpinnes qui escorte la procession de sainte Rolende le lundi de la Pentecôte; celle d’Ham- sur-Heure, en l’honneur de saint Roch (…)

Pourquoi marchent-ils ?

Si nous voulons essayer de comprendre l’esprit qui anime les marcheurs seules les marches de Fosses, de Walcourt et de Gerpinnes nous intéresseront. Cette étude ne nous parait pas inutile, car parmi les curieux qui les ont vues, combien sont restés étonnés, ahuris même devant les évolutions maladroites de nos marcheurs, affublés de défroques militaires de toutes sortes, armés de fusils dignes de figurer dans un musée et cependant conscients d’accomplir un acte, le plus solennel qui soit dans leur existence paisible !

N’allez pas demander à ces soldats d’un jour de vous expliquer l’énigme. Ils ne le pourraient pas. Ils marchent, comme ils ont vu marcher leurs ancêtres, avec la même. régularité, la même foi, la même conviction. Voyez ce brave Julien Henseval de Gerpinnes, il a 93 ans et depuis l’âge de 16 ans il marche (3) ! A côté de lui, combien de familles sont représentées par trois générations ! Et ces enfants de trois, quatre ou cinq ans, sous le drapeau de la jeunesse… nouveau chaînon qui vient s’unir aux autres déjà nombreux ! Catholiques ou indifférents ! Qu’importe ! Alors pourquoi marchent-ils ? Parce qu’ils ont conscience d’accomplir un devoir sacré : celui de transmettre à la génération qui monte cette coutume, à laquelle ils sont si profondément attachés, et qu’eux-mêmes ont reçue de leurs ancêtres, c’est-à-dire l’hommage solennel rendu à un saint vénéré, suivant un rite précis et immuable, dont les détails ne sont écrits nulle part, mais sont gravés dans leur mémoire et dans leur coeur.

Pour comprendre cet esprit, il faut connaître les circonstances qui ont fait naître ces coutumes, en d’autres termes il faut essayer de se représenter l’atmosphère de l’époque.

Belgique, champ de bataille de l'Europe

«Les marches, dit très justement M. F. Rousseau (4), rappellent une des périodes les plus tragiques de notre histoire où la Belgique, unie pour son malheur à l’Espagne, a mérité plus que jamais son surnom de champ de bataille de l’Europe; je veux parler des grandes guerres du XVIe et du XVIle siècles». Enumérerons-nous les principales d’entre-elles ? Le fameux duel des Habsbourgs et des Valois n’épargne pas nos provinces surtout durant la 4e guerre (1542-1544) et la 5e (1551-1556) malgré les forteresses de Philippeville et de Mariembourg construites par Charles Quint. Puis ce sont les guerres religieuses et les querelles intestines pendant le règne de Philippe Il (1555-1598); la dernière phase de la guerre de Trente ans (1635-1648) ; et les guerres de Louis XIV (1648-1713) seront vraiment désastreuses. Voici quelques documents, relatifs à Gerpinnes, qui en donneront une idée.

L’abbesse de Moustier-sur-Sambre, seigneur de Gerpinnes possédait au hameau des Flaches la ferme de la Bierlaire, une des plus importantes du pays. En 1584, elle est obligée de la vendre en engayère à Ant. Marotte seigneur d’Acoz, pour la somme dérisoire de deux mille huit cent et soixante florins. L’acte énumère les causes de cette aliénation : depuis 8 à 10 ans, le comté de Namur (dont Gerpinnes dépendait), est épuisé «par toutes assemblées et collectes (impôts) des gens de guerre, toutes nos censes, maisons, moulins et édifices ont estez brulez et ruinés … les gens de guerre ont deschassez, morts ou dévalisés les églises … toutes les terres et sarts de nos censes sont demoreés en trieux (friches) ». (5)

En 1674 le prince de Condé menaca de piller et de brûler Gerpinnes si, dans un délai fixé, on ne paye pas l’amende infligée à Jean Henseval, Jacques Yernaux, Jean Roch, etc., qui ont « manqué de fournir leurs chariots » (6) – De 1674 à 1677 ce ne furent que vexations, passages et repassages de troupes. L’armée du duc de Luxembourg séjourna pendant 9 à 10 jours en 1677. – En 1686 on fut obligé de sauver les objets précieux de l’église.

Les brigands et la misère

En 1694, la détresse est extrême : « le nombre des pauvres s’est multiplié extraordinairement et ils sont réduits à une telle nécessité, tant à cause de la cherté des vivres et des ravages des armées que des maladies et rigueur de l’hivers, qu’il est notoire que, plusieurs sont morts de pauvreté et de misère et plusieurs en péril de mourir de mesme… » (7).

Une misère si grande, des troubles fréquents, l’insuffisance de la police et par conséquent la quasi certitude de l’impunité, tout cela pousse les mendiants, les vagabonds. les soldats licenciés à se livrer au brigandage au grand préjudice de nos populations rurales. Ce ne sera pas là la moindre cause d’une recrudescence du régime féodal au XVIIIe siècle.
Les paysans chercheront à écarter ces maux de plusieurs façons. Pour empêcher les réquisitions ou alléger les contributions de guerre, on adressera des cadeaux aux chefs. Que de poulets (plusieurs couples chaque fois) que de dindons, et même d’agneaux ne recevront-ils pas ? – Un des lieutenants du Maréchal de Villeroy, Monsieur du Montal a été particulièrement comblé par les gerpinnois. Il est vrai de dire qu’il envoya plusieurs fois des «sauvegardes » pour protéger le village.
Pour se défendre contre les brigands, presque partout dans les Pays-Bas, les paysans organisés militairement constituèrent les milices rurales.

Les archives de Gerpinnes ne nous fournissent aucun renseignement à leur sujet. Nous devons supposer cependant qu’elles existaient puisque, en 1677, un envoyé vient de Biesme pour demander de prendre les armes contre « les volleurs des bois » et les « marcheurs sans congié » (8). – En 1675, le fils de Jean Colson est resté pendant 14 jours comme sentinelle dans le clocher de l’église (9).

Puisque ces milices ne différent pas beaucoup d’une localité à l’autre nous dirons ce qu’elles étaient, au début du XVIIe siècle, à Walcourt et dans les environs ; on pourra ainsi s’en faire une idée très juste.
Dès 1620, Walcourt comptait 7 officiers et tambours, 41 porteurs de mousquets, 43 porteurs d’arquebuses et 34 piquiers ; – Fontenelle avait 1 officier, 8 mousquets, 4 arquebuses, 4 piquiers , – Mertenne 1 officier 4 mousquets 3 arquebuses, 5 piquiers ; – Castillon 1 officier, 10 arquebuses, 4 piquiers. Au total, la garde bourgeoise de Walcourt comptait 10 officiers et 161 soldats (10).

Des soldats improvisés

Au Moyen-Age, dans les villes où existaient des « serments », ceux-ci étaient obligés par leurs statuts d’assister en armes aux processions et à l’inauguration des souverains. C’était un privilège et un honneur pour ces compagnies (11). Aujourd’hui encore les membres des diverses sociétés se groupent derrière leur drapeau lors d’une cérémonie religieuse ou autre. Ainsi en fut-il des milices rurales. Dès leur création, c’est-à-dire vers le milieu du XVIe siècle dans les localités importantes comme Fosses et Walcourt, fin du même siècle ou au cours du siècle suivant pour les autres elles prirent l’habitude d’escorter les processions, plus pour rehausser la cérémonie que pour protéger les reliques. En effet, lorsqu’on prévoyait du danger, la procession n’avait pas lieu : à Gerpinnes, en 1667 «on n’a point fait la procession à la Pentecôte à cause que l’armée de France estoit à Charle le roy et aux environs et durant l’année ont eux garnisons de francoy ». Cette mission de protection, sur laquelle on a trop insisté, nous semble-t-il, n’a jamais été qu’éventuelle.

Ces soldats improvisés, paysans à l’allure nonchalante, ignorant tout de la discipline des armées modernes, (les mercenaires du XVIle siécle l’ignoraient autant qu’eux) n’ont de guerriers que les armes qu’ils portent – Primitivement, la troupe, renforcée du contingent des villages voisins qui faisaient partie de l’ancienne paroisse de Gerpinnes (12) devait suivre la procession tout au long de son parcours. Ce n’est que plus tard (13) qu’ils formèrent des compagnies distinctes et se contentèrent d’attendre chez eux l’arrivée du cortège religieux – La compagnie de Gerpinnes prit bientôt la même habitude (14).

Le phénomène des pèlerinages

Si nous voulons être complet dans notre analyse nous devons ajouter qu’au XVIIe siécle, on constate partout deux tendances assez contradictoires. D’une part, l’esprit religieux se ravive, la foi devient plus ferme les pèlerinages sont plus fréquentés. Ainsi, malgré les ruines, les misères et la pauvreté, les Gerpinnois achètent quantité d’objets destinés à embellir l’autel de Sainte Rolende, sa statue, sa châsse. Pendant une seule année, prise au hasard, en 1679-80, les comptes de la Fabrique de Sainte Rolende mentionnent :.
– Item davoir achecté du ruban de soye pour servir à l’image de la Saincte pour 40 pattars dont icy 2 fl.
– Item devoir achepté de la toille dor pour orner l’image de laditte Saincte pour 30 sols 1 fl. 10 s.
– Item davoir fait accomoder un quarré de bois garny destoffe rouge pour y attacher les pierres apportées par les pélerins et autres dons faits par les dévots et payé deux pattacons icy 4 fl. 6 s.
– Encor deux pattacons pour l’étoffe couleur de feux achepter pour l’entoure du piettre du corps sainct lors qu’on l’expose sur le Tombe portant 4 fl. 16 s.
– Item davoir achepté des dentels d’argent et du ruban de soye pour faire le devant d’autel blan, et pour le bois et façon de la rame portent 6 fl. (15).
Enfin une autre tendance, dont nous donnerions difficilement des preuves pour Gerpinnes, mais qui se constate partout aussi, c’est le succès des « ducasses ». « La population rurale se console de ses souffrances dans les kermesses qui durent de 7 à 10 jours et qui ne sont qu’une suite de beuveries, de rixes, de jeux grossiers et licencieux. Comme le disait le vieux Breugel «Les paysans s’égourdissent dans de telles fêtes à danser sauter et s’enivrer comme des bêtes. Ils doivent entretenir les Kermesses. Quand bien même ils devraient jeûner et mourir de froid » (16). (…)

« Dans le diocèse de Namur, il y eut des abus et en avril 1719 Mgr de Berlo de Brus défendit de figurer aux processions avec des armes, mais son mandement resta sans effet. – Lorsque revinrent des temps meilleurs les milices rurales continuèrent à subsister mais de même que les gardes bourgeoises des villes elles n’eurent plus qu’un rôle décoratif. Lorsqu’un personnage de marque traversait un village, les manants en armes s’empressaient de lui rendre les honneurs » (17). (…)

Fierté d'avoir porté l'uniforme

En 1794 la Belgique fut conquise par les révolutionnaires français. Le Directoire (fin 1795) toléra le culte catholique mais défendit les processions ou autres manifestations religieuses publiques. Cette situation pénible dura jusqu’en 1802. L’année précédente, Napoléon Bonaparte premier Consul avait signé, avec le Pape Pie VII, le Concordat qui rendait aux catholiques leurs libertés religieuses. Le 6 mai 1802, à la Pentecôte, eut lieu le rétablissement solennel du culte catholique. Il est certain que les gerpinnois mirent tout en oeuvre pour donner à la fête un éclat sans pareil. La jeunesse devait être unie et bien organisée, peut-être même bonapartiste, car en 1806 elle reçut un magnifique drapeau aux aigles impériales portant : « A la Jeunesse de Gerpinnes – 1806 ». C’est certainement un des plus anciens de ce genre (18).
Peu après, probablement, l’on adopta les uniformes du premier Empire. Les gerpinnois qui servaient ou avaient servi dans les armées impériales marchaient revêtus de leurs équipements. Plus tard le regret de l’avoir quitté (?) – ou certainement la fierté de l’avoir porté le prestige et la réputation légendaire des soldats de la grande armée expliquent le choix du costume..

En 1915 et durant l’occupation allemande, la procession de sainte Rolende sortit chaque année, faveur exceptionnelle obtenue après bien des difficultés. Mais on ne marchait pas. Beaucoup de gerpinnois avaient fui en France et l’éloignement du pays avait contribué à le rendre plus cher encore. En voici la preuve :

A partir du lundi de Pâques, quand deux gerpinnois se rencontraient ils se posaient invariablement la même question : « Sabay si on a cassé I’vèr à Djèrpèn ? » et l’autre après un peu d’hésitation, répondait . « Pour mi, on m’aàrche pu » (19). – Le lundi de la Pentecôte, les gerpinnois dispersés dans un certain rayon, se réunissaient chez l’un deux. On était heureux de se revoir; en temps normal c’eut été la fête et naturellement on devisait du bon vieux temps tout en mangeant un morceau de tarte, «del bonn tarte au côrin !» et malgré la détresse «on n’ave né wéti aux ous pou I’fé !» (20) car une Pentecôte sans tarte ça ne se conçoit pas, même en exil !
On buvait un petit verre… Un des convives sifflait un air de fifre, un autre imitait le tambour, un troisième saisissant un manche de brosse s’improvisait tambour major et une compagnie fantôme se formait ainsi, et on marchait ! Les français riaient, ne comprenant pas. Tandis que le fifre sifflait le «pas ordinaire» l’officier Commandait «Présentez, armes ! » puis on se plaçait en tirailleurs et on exécutait une décharge – La journée s’achevait, pleine d’animation. On s’en retournait content , on s’était replongé dans l’atmosphère du cher pays natal et à l’instar des ancêtres du XVIle siècle on avait oublié pendant quelques heures les tourments de l’exil ! (…)

Texte de Joseph Roland, docteur en Histoire, extrait de « Reflets » juillet 1933

Notes : 
(1) Pour la justification de cette expression consultez F. Danhaive « Au Pays de Sambre-et-Meuse » t. 1 pp 38 et 39 - Namur en 1933.
(2) Une exception, Jumet n'est pas dans l'Entre-Sambre-et-Meuse.
(3) Cette année, le dimanche de la Pentecôte, après une dernière décharge, le bourgmestre de Gerpinnes, M. Dethise, lui épingla la croix de Chevalier de l'ordre de Léopold, à la grande satisfaction de ses nombreux amis.
(4) F. Rousseau : le rôle du folklore dans l'enseignement de l'histoire, p. 7.
(5) Archives de l'Etat de Namur : Fonds de Moustier-sur-Sambre. Liasse 22 – cette ferme possédait en tout 118 bonnier cordeau de Namur.
(6) Archives de l'Etat de Mons : Greffe Scabinal. Actes sur papier.
(7) Archives de l'Etat de Mons : Œuvres de loi.
(8) Archives de Mons : Gerpinnes : Tailles
(9) Archives de Mons : Gerpinnes : Tailles
(10 et 11) T. Roland : Sainte Rolende Vierge Royale, pp. 53 et 54.
(12) C'est à dire Hymiée, Fromiée, Les Flaches, Joncret, Acoz, Villers-Poterie, Gougnies.
(13) Au XIXe siécle sans doute.
(14) Avant la guerre, la compagnie de Gerpinnes, à partir de Villers-Poterie continuait avec la procession par Gougnies et Fromiée.
(15) Archives paroissiales.
(16) P. VAN KALKEN : Histoire de Belgique.
(17) F. ROUSSEAU . Légendes et-coutumes du pays de Namur, pp. 10919 110.
(18) Il est conservé au presbytère de Gerpinnes.
(19) Je me demande si on a cassé le verre à Gerpinnes ? - Pour moi, on ne marche plus.
(20) De la tarte à la compote. On n'avait pas compté les oeufs pour la faire.