De Nederzwalm à Gougnies

Etienne, Maria et Julia aujourd'hui dans leur jardin.
(Ph. Ben)

« C’étaient les plus belles heures… et on ne le savait pas! » La voix d’Etienne prend le ton de la nostalgie quand il regarde une photo jaunie de Fanny, Cathy et Bay, ses trois puissants chevaux alignés dans la cour des Longs Bonniers, la grosse ferme de Gougnies où deux familles flamandes ont vécu et travaillé 41 ans durant.

Aujourd’hui, Maria, l’épouse d’Etienne Vanwijnsberghe et sa soeur Julia dont le mari Maurice Eechaudt est décédé en 1984 connaissent Gougnies et ses habitants comme s’ils étaient nés ici. Pourtant, il en fallait du courage quand, en 1959, malgré l’avis des parents et beaux parents, ils ont décidé de reprendre une ferme en Wallonie.

« Beaucoup de fermiers flamands avaient déjà franchi le pas explique Etienne: nous avons été parmi les derniers. Quand on est agriculteur, si on veut gagner sa vie, il faut avoir du terrain, s’étendre toujours. En Flandre, ce n’était plus possible: les fermes étaient restées familiales et très petites ».

En 1959, ils trouvent dans le journal du « Landbouwleven » (La vie agricole) une annonce: la ferme des Longs Bonniers est à remettre. Un intermédiaire joue son rôle, ils viennent quelques fois en reconnaissance et, le 24 janvier 1960, sous 30 cm de neige, voici les deux soeurs et les deux beaux-frères qui débarquent à Gougnies, laissant derrière eux leurs parents et le village de Nederzwalm dans les Ardennes flamandes, près d’Audenaerde.
Nicole, la fille de Julia, avait 6 mois et Christelle, celle de Maria… 3 semaines. Désormais, les vénérables murs des Longs Bonniers et les 72 bêtes entendent parler flamand.

Comment se fait l'installation à Gougnies?

Des surprises, il y en eut de part et d’autre… Qu’ont pensé les nouveaux arrivants quand ils ont vu les marcheurs de leur première Pentecôte? « Mais ils sont tous fous ! » … et sans doute avaient-ils un peu raison, mais ce qu’ils ignoraient, c’est que le moment venu, les rangs des « fous » allaient s’enrichir d’un Guy Vanwijnsberghe et d’un Ludo Eechaudt.
Surprises aussi de l’autre part: les jeunes qui, à l’époque de la fenaison, des moissons et du ramassage des pommes de terre venaient donner un coup de main pour se faire un peu d’argent de poche découvrirent que , le midi, tout le monde, patrons comme aidants, mangeait à la même table: un esprit nouveau soufflait sur les Longs Bonniers.

« Nous avons été très bien accueillis affirment Maria et Julia: jamais un problème. Bien sûr on entendait parfois qu’on nous appelait les flamins et Etienne n’aimait pas trop ça, mais ce n’était pas méchant… »
Et puis, dès 1967, ils ont eu les meilleurs voisins du monde: Yvonne et Justin Minet, dont on lira, par ailleurs, les souvenirs, ont quitté le centre de Gougnies pour créer une nouvelle ferme à un jet de pierre des Longs Bonniers: la bonne entente et l’entraide ne se démentirent jamais.

Le retour du bois. Sur la deuxième photo, Etienne mène, de g à d: Bay, Fanny et Cathy.
Apprendre le français par correspondance

Et comment se sont-ils débrouillés avec la langue française? Etienne et les deux soeurs l’avaient apprise à l’école: des rudiments certes, mais suffisants pour se faire comprendre et permettre des progrès rapides par la pratique; Maurice, lui, s’est inscrit à des cours par correspondance. Le soir, il étudiait des leçons et faisait des devoirs. Finalement, c’est lui qui devint le meilleur en français.
Quelle volonté ! Ils étaient, il est vrai, « condamnés » à l’intégration et à la réussite.

Dans les premiers temps, l’ancienne patronne Emma aidait à la fabrication du beurre, mais la sympathie dont ils se sentaient entourés ne les a pas mis à l’abri des coups durs.

« Le second hiver, se souvient Maria, nous sommes tombés à court de nourriture pour les bêtes dès février. Il y avait du foin à vendre à Villers… mais plus d’argent pour l’acheter. Nous avons convenu avec le fermier qu’on irait le chercher seulement le vendredi, espérant qu’avec l’argent du beurre, le jeudi, on pourrait le payer. Le jour dit, alors que les deux hommes étaient partis le charger, le facteur passe et remet à Julia un chèque de 6.000 francs! Une prime de l’Etat pour la culture de l’orge: un vrai pactole… Quand les hommes sont rentrés avec le fourrage, nous sommes tombés dans leurs bras et nous avons tous pleuré »

Puis, dans les années ’70 catastrophe: alors qu’ils viennent de vendre, au prix fort, 36 génisses pleines pour acheter une terre, la brucellose s’abat sur la ferme et cette fois c’est piteusement qu’ils se débarrassent de 30 vaches atteintes ce qui leur permet d’en racheter seulement 7 saines…

Enfin, le 10 août 1981, ce qui est la hantise des agriculteurs survient: un incendie détruit le grand hangar, le fourrage et du matériel.

Pour ne pas les alarmer, eux qui n’étaient pas pour le déménagement, les parents respectifs n’ont jamais été mis au courant de ces difficultés. Malgré le travail, malgré le fait, comme le souligne Etienne, que 100 km à l’époque c’était le bout du monde, ils s’étaient arrangés pour se voir le plus souvent possible: les parents venaient à Gougnies deux fois huit jours par an tandis que tous les 15 jours un couple, alternativement, faisait le déplacement à Nederzwalm. De plus, et c’était une promesse faite au moment du grand départ, c’est à Audenaerde que Julia a mis Ludo au monde en 61 et que Maria a accouché de Guy trois ans plus tard.

Pas tristes, les "tournées patates"

Mais des moments de franche rigolade, il y en eut aussi. Après quelques temps, les deux soeurs se mirent à faire une « tournée beurre » hebdomadaire dans le village tandis qu’Etienne et Maurice, en saison, accomplissaient le même périple avec des pommes de terre. Mission hautement plus dangereuse comme on va en juger.

Etienne se souvient:  » impossible de refuser un petit coup dans chaque maison où on livrait. Oui, mais ici c’était du vin, là c’était de la bière et plus loin de la goutte… »

« Donc, un soir, intervient Maria, Maurice et Etienne rentrent un peu bizarres… Etienne a même filé tout droit dans la chambre sans rien dire… oïe, oïe … j’avais compris. Le lendemain , poursuit-elle, en allant au village, je passe près de la maison de Michelina et de Romeo (1) et qu’est ce que je découvre? Le « bac », – des petits murets le long de la façade au bord du chemin qui avaient été construits pour protéger une conduite d’eau, – était par terre… aïe! ça c’est du Maurice et Etienne… »

Maria rentre au Longs Bonniers et interroge Etienne
– Il ne s’est rien passé hier soir ?
– Noooon
– Vous êtes bien rentrés donc
– oui oui!
– vous n’avez rien accroché?
– Noooon
– Ah bon!

« Il est midi, poursuit Maria, nous sommes à table, il pleut et qui vois-je s’approchant de la ferme, sous son parapluie? Michelina! J’avais compris. Elle entre , fonce vers Etienne et brandit le parapluie au dessus de sa tête: Et alors, mon bac? Tu l’as démoli! Bandit! Et, en plus, on a cru qu’un avion s’écrasait sur la maison! »
Les deux compères ne s’étaient pas contentés d’abattre les briques, mais, dans la foulée, ils avaient arraché l’antenne de TV et Michelina qui regardait un programme, avait vu tout trembler sur l’écran et pensait que le ciel lui était tombé sur la tête…
Sa colère était évidemment de la frime et tout le monde ( … surtout les femmes sans doute) a éclaté de rire. Maurice et Etienne en ont été quittes pour faire un peu de maçonnerie.

Aujourd’hui, six ans après avoir refermé derrière eux les grilles de l’exploitation agricole puisqu’aucun des enfants n’était intéressé par la poursuite du métier, Julia, Maria et Etienne se sont rapprochés du centre de Gougnies et ont un magnifique jardin. Sur le côté, sous un auvent, le tracteur avec lequel Etienne ne refusa jamais de donner un coup de main aux préparatifs des fêtes du village.

Il fallait diversifier les activités: on a donc développé l'élevage de cochons (ici un boucher, Robert Guyaux, est venu donner un coup de main pour l'abattage. De g à d: Maurice , Etienne et Ludo affectés au plumage des poulets. Maria avait, de A à Z, appris à les tuer, les vider et les trousser. Les deux soeurs les vendaient lors des "tournées beurre")
Julia conserve précieusement dans son portefeuille cette coupure de presse montrant son neveu Guy et, bien entendu, Marguerite quand ils remportèrent tous deux le premier prix des déguisements au Grand Feu. L'uniforme que porte Guy est celui que Fernand Looze avait ramené de captivité. Il n'avait jamais voulu le sortir de la malle mais pour Ludo il n'hésita pas.)
Photos coll familles Eechaudt/Van Wijnsberghe.
(1) Il s'agit aujourd'hui d'un des bâtiments de l'élevage "El Rocito".
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