Loin d’ici (2)

Des Gougnaciens loin de Gougnies se racontent

C’est avec deux Gougnaciens « américains » que nous ouvrons ce nouveau volet de notre série sur « Les Gougnaciens loin de Gougnies ». Comme dans le premier dossier la règle est que nous laissons carte blanche aux personnes invitées à se raconter.

Raoul Wyame est malheureusement décédé et c’est grâce à son neveu Yves Crassinis que nous avons pu retracer son histoire outre-Atlantique.

Dans le cas de Jean/John Cattelain, celui-ci s’est découvert l’envie de raconter ses expériences par le menu. Nous lui ouvrons donc plusieurs pages dans « Gougnies.be » mais nous publierons son témoignage sous forme de feuilleton, à la fois pour lui laisser le temps de puiser dans sa mémoire qui est assez impressionnante et pour ne pas lasser le lecteur.

Raoul Wyame - L'homme qui a repeint la maison de Frank Sinatra

Grâce aux renseignements et photographies que son neveu, Yves Crassinis, a pu nous communiquer, Gougnies.be est donc à même de vous permettre de faire connaissance avec Raoul Wyame parti à Hollywood en 1956.
Peut-être qu’un jour ses deux enfants, Chantal et Guy, auront la bonne idée de faire une recherche internet sur le village qu’ils ont bien connu et tomberont sur cet article qui les évoque eux aussi.

Arthur Wyame, figure emblématique, s’il en est, de la « dérène guilitte » des grenadiers avait deux fils : Léon et Raoul

Arthur, à gauche sur les deux photos.

A une date que nous ignorons, Raoul qui est né le 22 octobre 1918 épouse Carmen Bruyère, sa cadette d’un an. Evénement déterminant, à plus d’un titre, dans la vie de Raoul car ses beaux-parents, Modeste Bruyère et Paula Tirleroux vont émigrer aux Etats-Unis. Aussi quand Raoul et Carmen se sentiront, eux aussi, tentés par le rêve américain, le décision sera facilitée : ils ne partiront pas en terre inconnue.

Raoul et Carmen le jour de leur mariage, peut-être à Le Roux d'où Carmen était originaire

En février 1956 c’est l’embarquement, pour New York vraisemblablement, d’où ils gagneront la Californie et plus précisément Hollywood où Raoul a décidé d’exercer son métier de peintre en bâtiment et où, sans doute, résident déjà les parents de Carmen.
Le voyage semble être fort agréable comme en témoignent ces photos que Raoul adresse à sa famille.

Chantal et Guy sur le pont du bateau ; les mêmes avec leur maman dans le fumoir. Au dos de la 3e photo Raoul a noté 
« Le jardin d'hiver. Les fleurs que vous voyez sont naturelles »

On peut donc imaginer que, pour nos émigrants, l’aventure américaine commence sous d’heureux auspices. Ils s’installent donc dans leur nouvelle vie et très vite, en avril, suit une seconde série de photos. Elles témoignent de la réussite du couple : il s’agit de rassurer ses proches… et peut-être de se rassurer soi-même aussi. Raoul fait des annotations très édifiantes au verso des clichés
D’abord, la voiture : la « belle américaine » évidemment. Derrière les deux clichés on lit : « voici la voiture avec le capot dans les orangers. Notez que je ne conduis pas encore (…) je ne suis pas habitué et je n’ai pas beaucoup de temps pour apprendre ». Il est vrai que les affaires marchent bien pour Raoul, le travail ne semble pas manquer et son neveu Yves se souvient qu’il était très fier d’avoir repeint la maison de Frank Sinatra. Derrière la seconde photo de voiture il a noté : « en promenade avec mon auto, dans le fond un parc magnifique. Il fait bon et j’ai baissé la capot de la voiture ». Dans le même esprit, il envoie aussi une photo de « Carmen dans sa cuisine » (remarquez, au fond, un coffre à Coca-cola) et bien entendu un cliché de la famille posant de la TV comme il ne doit pas en exister beaucoup chez nous à cette époque…

Le témoignage photographique suivant de l’installation de la famille aux Etats-Unis est amusant et typique. La famille fait du tourisme. Voici Guy dans un « village cow-boy » ; au verso de la photo Raoul semble vouloir persuader sa famille qu’il s’agit d’un vrai cheval en train de ruer. Il note aussi « Guy apprend à aller à cheval pour quand il retournera marcher car à pied il ne saurait plus à cause qu’ici on est toujours en auto et quand on marche un quart d’heure on a mal aux jambes »

Guy, selon son père, en train de se préparer à un poste de « major » dans la marche où, seconde photo, le voici (à droite) en petit grenadier vers 1955.

Et la vie a continué. Yves Crassinis se souvient que son oncle est revenu visiter sa famille vers 1962, puis que Carmen est rentrée également, accompagnant Guy venu effectuer son service militaire ici… sinon c’était la mobilisation pour la guerre au Vietnam.

Après le décès de son papa, en 1971, Raoul a demandé qu’on lui envoie le fusil de celui-ci ainsi que le sien. Deux fusils de Pentecôte trônent donc vraisemblablement sur une cheminée quelque part aux Etats-Unis. Mais il se peut que des petits enfants de Raoul, décédé le 12 août 1996 à Hollywood, découvrent un jour Gougnies, aient envie de marcher… et redonnent ainsi vie aux deux reliques. Qui sait ?

Photos Collection Yves Crassinis
Texte : Ben

Jean Cattelain - Comment Jean est devenu John
Chapitre I

Jean Cattelain a quitté Gougnies le vendredi 21 mai 1968.

Laissons lui la plume qu’il manie très bien… mais dans un français « spotchi » comme il le dit.
A cette époque, écrit-il, j`étais un Gougnacien de 27 ans qui voulait connaître d`autres régions de notre planète.
Je suis né le 7 mars 1941 malheureusement, c`était la guerre mais malgré mon jeune âge à l’époque j`en garde toujours des souvenirs.

Après mes premiers pas, c`est bien sûr l`école gardienne.
Notre institutrice était Jeannita Laffineur, mais comme l`école communale abritait un hôpital militaire, nous allions à l`école au domicile de Madame Jeannita qui, à ce moment, habitait la rue des Hayettes (l’actuel N° 39).
Nous étions, si je me souviens bien, quatre petits : Dédé, José, moi et un autre et je me souviens qu’elle nous préparait du chocolat chaud qui était tellement bon !
Ensuite j`ai aussi pu apprécier, pour une année seulement, Madame Coster.

La deuxième étape fut l`école primaire avec, ho la la ! Monsieur Thiry dont je n`ai pas de très bons souvenirs. Il était surnommé « Jules le terrible ».
Plus tard, j’ai continué mes études à l`Université du Travail à Charleroi où j’ai obtenu un diplôme A3 « Machines-Outils ».

A l'UT en 1956

Par la suite, j`ai voulu me perfectionner, suivre des cours du soir de B2 ce qui était le chemin à suivre pour devenir professeur d`atelier. Cet enseignement était très dur. Par exemple au premier semestre nous avons vu tous les théorèmes des quatre premiers bouquins de géométrie avant de passer, au second semestre à la géométrie dans l’espace. Même chose en algèbre. Cependant, l’armée m’a refusé un sursis parce que je travaillais le jour et étudiais le soir. En 1961, après un an de service militaire, j’aurais dû reprendre à zéro la 2e année d’études que j’avais accomplie.

Bref voilà j`ai travaillé 9 ans en Belgique sur des machine-outils et je me suis perfectionné, devenant très qualifié.
Mais j’avais des temps libres… je suis donc devenu, en plus, garçon de restaurant, maître d`hôtel, sommelier…

Pourquoi partir en Amérique ?

Revenons à notre départ pour l`Amérique. J`ai lu beaucoup de livres Jules Verne qui font rêver les jeunes de voyages et d’aventures : ah ! connaître d`autres contrées de notre Monde.
La première occasion qui se présenta à moi fut de faire le tour du monde avec trois autres étudiants de l`UT en 1958. Deux de ceux-ci, à ce moment, se trouvaient déjà au Japon et nous y attendraient pour continuer. Mais maman a su m`en dissuader…

Mon ambition suivante : la marine marchande, partir pour un minimum de 2 années avant de passer des examens et devenir officier mécanicien. On demandait un minimum de 18 ans, un graduat en machines outils et deux années de travail dans un atelier. Le bureau de placement se trouvait à Charleroi, rue Turenne, mais, pas de chance : au moment où je me suis intéressé à cette carrière, il n`y avait pas de place disponible, leur contingent était complet.
En 1962, j`aurais pu aller en Suède retrouver trois anciens employés de Maxima Bouffioux (mon employeur du moment) et travailler avec eux pour Volvo : les conditions de travail étaient cotées comme les meilleures au monde avec le Danemark, mais encore une fois mamy Georgette m` a dissuadé de partir.

Dans les années suivantes, je me suis marié avec une femme qui désirait, elle aussi, parcourir le monde.
S’est alors présentée l’opportunité, très courante en Belgique à l’époque, de partir au Congo. J`ai passé des test et examens pendant deux jours à Bruxelles et en conclusion on m’a proposé de devenir mécanicien technicien. Mais le climat en ces années ‘60 était dangereux et nous a fait reculer car d`autres contrées se présentaient à nous.
Par exemple, l`Afrique du Sud : voyage payé par l`ambassade, un appartement fourni, des cours d`anglais pendant 6 semaines, du travail garanti avec un salaire double en comparaison de la Belgique. Ou alors, l`Australie avec des conditions plus ou moins similaires.
Ce n`était donc pas le choix qui nous faisait défaut mais la décision à prendre était lourde de conséquences car entre temps j`avais été proposé comme professeur intérimaire pour deux ans à l’UT sur machines outils, ceci avant de passer certaines épreuves et d’être nommé professeur en titre.

En novembre 1967 je me brûle, aux deuxième et troisième degrés aux deux mains me voilà sans travail pour au moins six semaines. Chaque jour, je devais me rendre à l`IMTR pour changer mes bandages aux deux mains. Du coup, j’avais le temps de lire le journal et j’y découvris une grande
annonce : « Virginie, Machine Tools, Techniciens, Outilleurs. Salaire 500.000 à 600.000 francs par an »
Juste dans ma profession ! Je suis donc allé à l’adresse renseignée, place Emile Buisseret Hôtel de l`Europe à Charleroi. Et là c’est une secrétaire qui a rempli le formulaire de candidature puisque j`étais dans l`impossibilité d`écrire…
La première chose que la personne qui m’a interrogé m’a demandée c’est : « mais avec vos mains et tous ces bandages serez vous encore capable de travailler? »
J`ai répondu : « ho ! Cela n`est rien et sera disparu dans quelques semaines ! ».
Donc j`ai pu le rassurer et le mettre en confiance quant à mes qualifications et mon expérience en matière de travail de précision.
Il m`a donné, comme aperçu de la vie en Virginie, des lettres écrites par des Belges expatriés depuis moins de cinq années (un venait d`Acoz, un autre de Couillet, d’autres de Châtelet, de Ransart).
A les lire, c’était un rêve.
La conversation avait été très séduisante, mais voilà une décision qui devait être prise à deux.
Je dois donc décider mon épouse… et, encore plus délicat, rentré à la maison je téléphone à mamy Georgette pour lui annoncer mes nouveaux projets d`expatriation. La première chose qu’elle me dit : « ta soeur vient juste de m’appeler et de me dire qu’elle espérait que tu n`avais pas vu le journal car tu étais bien capable de te présenter ! »
Il était déjà trop tard : j`avais lu, je m’étais renseigné, j’étais satisfait et aussi très intéressé…

Chose incroyable : je ne savais même pas où était la Virginie, sauf que ça se situait aux Etats-Unis.

Service militaire en 1960, une photo prise à Bastogne en 1967, l'année qui précéda le départ de Jean et une photo lors d'un Grand feu en 1959.
En bas, de part et d'autre d'une carte postale que Jean emporta avec lui, le voici avec mamy Georgette qui fêtait ses 90 ans en 2005 et devant la maison familiale rue de Namur.
Photos collection Jean Cattelain
Chapitre II
John termine le chapitre précédent en avouant: " je ne savais même pas où était la Virginie ". La voici, ainsi que sa voisine la Caroline du Nord et quelques endroits dont il va être question.
L'attente et puis l'heure du choix sonne !

Si l’annonce de mes projets à mamy Georgette ne fut pas des plus appréciée, moi j`étais très emballé en lisant des brochures sur la région : la Chesapeake Bay et son pont de 34 Km, la pêche avec, bien sûr, des photos d`un poisson , un Strip Bass capturé à la ligne et pesant près de 40 kg, le Blue Ridge Park-Way (une route sur le sommet des montagnes bleues, longue de plus de 500 Km avec de nombreux points de vue) les Luray cavernes,le Natural bridge, le Smith mountain lake. Il y avait de quoi me faire rêver !
Le soir même j`en ai parlé à mon épouse qui, comme moi, se trouva séduite par cette opportunité, et comme l`offre de recrutement restait valable trois jours nous en avons profité pour demander des renseignements complémentaires. Six familles belges s’étaient expatriées en 1964 et 1966 et avaient écrit des lettres décrivant les conditions de vie ; j`ai aussi reçu une liste reprenant les prix de divers produits nécessaires à la vie courante.

Une question m’intriguait : pourquoi venir en Belgique pour trouver des techniciens de machines outils, ce qui, ici, est une profession très commune et comment se fait-il que nous, petits Belges, sommes demandés en Amérique, pays qui d`après toutes les propagandes est le plus avancé au monde en raison de toutes leur technologies, leur progrès et les inventions que nous voyons à la TV ?
J`ai reçu une très simple explication : les Américains contrairement aux Belges, sont très instables, très indépendants et ne restent pas longtemps au même endroit. Les Belges qui s’installeraient là, y resteraient longtemps car c’est le paradis : le climat ensoleillé de la Virginie la contrée verte de l`Amérique, avec seulement 2 à 3 semaines de mauvais temps en fin janvier et février.
Je dois dire que, dès lors, mon épouse et moi étions très emballés, mais sur 120 curriculum vitae retenus, il n’y aurait qu’une vingtaine d’engagements.
Nous avons attendu 3 semaines avant de recevoir une offre d`emploi. La lettre disait aussi que j`avais été sélectionné en premier pour ma qualification dans la rectification.
Entre-temps, les candidats retenus avaient fait l’objet d’enquêtes sur leur vie, leur moralité, leur emploi.

Maintenant je suis au pied du mur : accepter ou refuser?
Nous sommes début janvier 1968 et je renvoie une lettre d`acceptation (sans hésitation). La société qui veut m’embaucher est la Belgium Tool and Dies , Lynchburg Virginia et la personne qui m`offre l`emploi est le président de la Compagnie, Alphonse Stroobant , je crois originaire de Ransart où il travaillait aux au ACEC comme outilleur dessinateur. Il avait lui-même émigré aux USA en 1962.

Au vu des dépliants touristiques, on peut comprendre que Jean et son épouse aient été attirés...
Collection Jean Cattelain
Ni communiste, ni diabétique, ni mécréant

Et me voilà en contact avec le Service d`Immigration des Etats Unis.

Conditions pour obtenir son visa :
– avoir du travail garanti pour 3 années afin de ne pas dépendre de l`assistance publique (1)
– pratiquer un métier qui ne connaît pas de chômage à ce moment aux USA
– réussir une visite médicale pour certifier que vous êtes en bonne santé, n’êtes pas diabétique ou atteint d’une maladie incurable, ceci étant imposé aussi aux membres de votre famille.
– ne pas pratiquer ni introduire une nouvelle religion aux Etats-Unis
– ne pas être affilié à un groupement à tendance communiste.
– comme j`avais passé l`âge de 26 ans, je ne devais pas redouter d’être envoyé au Vietnam, ce qui était chose très courante à cette époque. (2)
– avoir des documents belges me permettant de résider à l`étranger
– produire une copie de mes diplômes et des lettres de recommandation des différentes firmes où j`ai travaillé.
– copie de l’acte de naissance pour tous les membres de la famille, état civil, service militaire, bonne vie et moeurs.
Tous ces papiers, pour moi et ma famille, devant être traduits en anglais et fournis en trois exemplaires certifiés par un notaire.
J`ai dû me rendre à l`ambassade à plusieurs reprises tandis que mon futur employeur américain poussait de son mieux pour me procurer rapidement mon visa mais cela prit quand même quatre mois.

Dans les bagages: un tableau d'Henri Borbouse

J’ai du vendre à prix sacrifié tout ce que je ne pouvais emporter : les ustensiles électriques (110 Volts aux USA) de même pour meubles et objets de décoration Je venais d`acheter une nouvelle Peugeot 203, mais pas de voiture européennes en Amérique parce qu’il n’y a pour elles ni garages ni pièces de rechange : j’ai du la sacrifier ainsi que beaucoup d`autres choses.
En fait j`ai pu envoyer 400 Kg de vaisselle, du linge, et, par exemple, quelque tableaux dont un signé par Henri Borbouse et un autre par Jacques Questeloot de Sart-Eustache, une collection d’objets en étain ou en cuivre, certains articles de pêche et quelques instruments de travail.
Je me suis procuré cinq malles métalliques. J’ai soigneusement emballé ma vaisselle et mon service de verres, j`ai tout expédié par une agence maritime, payé et pris une assurance… ce fut la catastrophe : mes malles sont arrivées trois mois plus tard à moitié démolies. La vaisselle brisée à 80%. Pour l`assurance ce fut très simple : comme ils n`avaient pas fait emballer eux-mêmes, je pouvait avoir envoyé de la vaisselle déjà cassée.
Ils n’ont rien payé. Pour être indemnisé il aurait fallu que les malles soient portées disparues.

Inquiétude avant le départ: je n`avais jamais voyagé en avion, j`ai le coeur très sensible et je ne supporte même pas la balançoire.
Ma présence était attendue avec impatience ! Désolé ! Me dit M. Stroobant mais pas question de prendre le bateau pourtant, le « France » faisait Le Havre – New York en 5 jours… c’est une expérience que j`ai manquée dans ma vie, j`ai quelques amis qui eu ont pu faire ce voyage : c`est une nouba de cinq jours.
« Le lendemain de l’obtention de votre visa, je veux vous voir dans l’avion » avait précisé mon cher futur patron.

Comme un ignorant dans ce moyen de transport, j`ai étudié les cartes géographiques. J’en ai conclu que Bruxelles – Washington et Washington – Lynchburg serait un plus court trajet que Bruxelles – New York et New York – Lyncburg.
A l’agence de voyage on me dit que je me compliquais la vie car pour aller via Washington, je devais faire Zaventem – Londres, Londres – Washington et là prendre un taxi pour aller de l’aéroport Dulles à celui de Washington National et enfin terminer par Washington – Lynchburg.
Je partais seul pour préparer l`arrivée de mon fils de 3 ans et de mon épouse Françoise ce qui, je l’espérais, ne prendrait pas de plus de 6 semaines.
J`ai pris l`avion à Zaventem le vendredi 21 mai 1968 à 12h30. Destination finale : Lynchburg VA. Arrivée le jour même (grâce au décalage) à 18h30.

(1) Les 3 premières années de votre immigration, le patron est tenu de vous garantir l’emploi. Par contre, si vous le quittez et si vous ne trouvez pas un autre emploi et donc si vous risquez de dépendre de l’assistance publique, il peut faire annuler votre visa et vous renvoyer d`où vous venez.
(2) Les jeunes de 18 à 26 ans devaient se faire enrôler. Ils étaient envoyés pour une période au Vietnam sauf s’ils savaient prouver qu’ils avaient travaillé au moins 2.000 heures l’année précédente aux Etats-Unis ou qu’ils suivaient des études, sans échec, dans un collège.
Les jeunes immigrés n’échappaient pas à la règle.

Chapitre III
L'avion? Finalement pas plus compliqué qu'à la gare de Gougnies!

Mais revenons à Zaventem. Quel terrible décollage pour quelqu’un qui ne supporte même pas la balançoire ! Mais quand cet avion allait-il s`arrêter de monter ? Je devenais malade, près de m`évanouir. J’ai quand même pu résister à mes malaises.
Le trajet fut de courte durée (pour certains) l`atterrissage à Londres n`a pas été de mes meilleurs souvenirs, mais un peu plus supportable que le décollage.

J’étais prêt à téléphoner pour annuler la suite de mon voyage, tellement j’étais mal en point. Mais quelle alternative ? Le bateau peut aussi me donner le mal de mer. A l`aéroport de Londres, ils ont essayé de me réconforter en m’assurant que la traversée de l`Atlantique serait tellement confortable et plus agréable. Comme je n`avais pas beaucoup de choix : soit l`avion pour Bruxelles ou celui pour Washington j`ai pris mon courage à deux mains et très frileusement je me suis réembarqué.
Je dois dire que tant le décollage que la traversée et l`atterrissage furent sans problème et même très agréables : j’ai fait cette partie de mon voyage avec une jeune compagne allemande et si la communication n`était pas des plus faciles, cette étape s`est très bien passée. Heureusement, nous n`avons pas connu de temps orageux car cela aurait pu être catastrophique…
Arrivée à Washington, passer les services d`immigration, changer d’aéroport et accomplir ma troisième étape.
Enfin atterrissage final à Lynchburg : je descends les escaliers de l`avion. Ce n’était pas comme aujourd’hui : je pus me diriger simplement vers le bâtiment de l`aéroport pour y prendre mes bagages puis me diriger vers les voitures parquées à une vingtaine de mètres, seule une petite clôture nous séparait.
Ce n`était pas plus compliqué que de prendre le train dans notre chère gare de Gougnies.

Petite parenthèse humoristique pour préciser que Lynchburg se traduit littéralement en français par « la ville où l’on pend » … mais que cette pratique de l’époque des cow-boys est aujourd’hui tombée en désuétude… nous préférons l’appeler « la ville des 7 collines » au pied des montagnes bleues de la chaîne des Appalaches.
Mon nouvel employeur Al Stroobant m`attendait et m`a souhaité la bienvenue.
Nous sommes allés chercher mes bagages et les avons portés dans la chambre qu’il avait louée dans une maison particulière. Puis il m`a emmené souper. Nous avons parlé un peu du voyage et des projets pour le week-end : comme nous étions vendredi soir, pas question de commencer le boulot avant lundi.
Très gentiment, il me propose de m’emmener passer le week-end au Lac : je devais emporter maillot de bain et vêtements légers (ici il fait très chaud : la température moyenne est de 37 degrés ; disons-le : ce n’est pas la Belgique avec son temps pluvieux)

Le lendemain, déjeuner à l`américaine : des oeufs cuits au choix, de la saucisse ou du bacon, petits morceaux de pommes de terre rissolées, choix de pain grillé ; petits pains frais ou pancake, jus de fruits et café (pour certain coca cola).
Après le déjeuner, nous sommes allés prendre sa femme Elaine d`origine allemande mais parlant le français ouf ! Et nous voila en route pour le lac, le Smith Mountain Lake ; je crois que l`on saurait y mettre le lac de Bambois plusieurs centaines de fois, 100 mètres de profondeur par endroits…
Al Stroobant avait une très belle propriété au bord du lac avec chemin privé, un magnifique chalet, un quai d`une vingtaine mètres, un bateau de huit mètres avec petite cabine et bien sûr cannes à pêche et ski nautique. Pas de voisin immédiat. Vue sur le Lac entouré d`arbres, pour la plupart des pins.

Trois poulets pour un garçon bien élevé.

Je suis introduit dans la cuisine : au menu du barbecue. Il y avait : steak, pommes de terre en chemise, épis de maïs : pas mauvais du tout !
Après une petite sieste sur la véranda, nous avons fait du bateau et du ski, et un peu de pêche… miraculeuse. Nous avons pris une vingtaine de carpes allant de 2 à 5 Kg … mais ce n`est pas le poisson idéal à manger… nous les avons d`ailleurs relâchées !
Et voici l`heure du souper! Elaine avait mis 5 poulets à la rôtissoire, bien sûr avec accompagnement !
Un poulet pour moi et un pour Al… et zéro poulet pour elle.
Mon poulet presque fini, hop ! un deuxième pour moi et un aussi pour Al…
Un peu plus tard, Al dit : « j’en ai assez ! Donne le dernier à Jean » J`ai essayé de refuser mais sans succès et me voila avec un souper de 3 poulets et, comme un garçon bien élevé, qui doit faire honneur à la cuisinière et surtout ne rien laisser dans mon assiette, je me suis un peu forcé, mais je suis parvenu à terminer !
Ensuite, café et pousse café, télévision où on présentait l`élection de Miss Univers sur grand écran en couleurs.
Il était près de minuit quand j`ai pu aller prendre une douche et me coucher.
Dans nos correspondances antérieures Al nous invitait à « émigrer au paradis ».
Je venais de passer ma première journée de paradis, je n’ai absolument rien trouvé pour regretter mon départ, sauf bien sur, l’absence de la famille et des amis : c’est irremplaçable… et c`est que c’est loin l`Amérique.
Très satisfait et enthousiasmé par ma journée, je me suis couché et j’ai continué de rêver…

Jean avait déjà le goût de la pêche avant son départ puisqu'il emporta un peu de matériel dans ses bagages, mais lors de sa première partie de pêche dans le Smith Moutain Lake, il n'imaginait pas que quelques années plus tard il traquerait le thon et l'albacore dans l'Atlantique et qu'il posséderait son propre bateau que l'on voit en arrière plan sur la photo du centre.
Photos collection Jean Cattelain
Chapitre IV
Le coffre à outils était une boîte à surprises !

Nous sommes le lundi 24 mai 1968. Après un week-end inoubliable, ce matin sera celui de mon premier contact avec la réalité.

J`ai quitté la Belgique, où je gagnais 72 francs de l`heure, et croyez moi c`était très bien payé à l`époque. Maintenant que je suis aux USA, mon salaire à l`embauche sera de $3.00 (165 fb) soit doublé dès le début, et de $3.60 en moins de 3 années. A un coût de vie identique à celui de Belgique, mon salaire suffirait très largement pour vivre et entretenir ma famille. De plus, il y avait aussi des perspectives d’heures supplémentaire payées à 150%.
Mon nouvel employeur, Al Stroobant, se charge de me prendre ce matin là à 7 heures. Tout d’abord, déjeuner dans un snack bar ce qui est chose très courante en Amérique.
Ensuite, nous nous rendons à la B.T.D. (Belgian Tool and Die) un bâtiment de 25 mètres sur 25. Les murs peints en blanc, air conditionné donc une température très supportable, des locaux d`une propreté impeccable, des machines très récentes, tables d`inspection en granit, un système de contrôle extrêmement précis, à la pointe du progrès : on se serait cru dans un laboratoire de science fiction.

D’abord, il s’agissait de faire la connaissance des employés belges et américains : ils n`étaient pas trop nombreux. Les Belges faisaient partie d`un groupe émigré en 1966. Outre Gilbert Cowet qui travaillait auparavant à Waterloo et dont nous reparlerons plus tard, il y avait Arthur provenant de Couillet, Jean Baudalier, Jacques Dewin de Ransart, Joseph Bauwens qui était contremaître et son fils Raoul, Omer, un Bruxellois, un Allemand, Fritz. Du côté américain, nous avions Sam, Bob, et James, un Indien américain. Il y avait aussi la secrétaire, Elaine, épouse du patron et d`origine allemande.

Après cette première prise de contact, est arrivée ma première douche froide ! Contrairement à la Belgique où les employeurs vous procurent tout ce dont vous avez besoin pour accomplir votre travail et la calibration, à l`exception d’un mètre ruban, d’une latte et d’un pied à coulisse, objets très personnels, ici vous devez posséder vos propres instruments de travail : Palmer, dial, indicator, parallèle… Et me voilà donc propriétaire d`un coffre garni des meilleurs outils qui soient sur le marché : des petits bijoux fabriqués en Suisse pour la bagatelle de $1.100 (60.000 fb). Mais pas de problème me dit-on : on va seulement vous prélever $20 par semaine pendant une année environ…
Mes nouveaux instruments de travail sont tous gradués en pouces, ou inches si vous préférez et certains sont gradués à 5 décimales : nous devrons donc oublier le système métrique et nous adapter aux mesures anglaises.
En Belgique nous travaillons au centième soit 2 décimales ; en Amérique nous travaillons à 4 décimales soit au dix millième, ce qui est trois fois plus précis… ou trois fois plus difficile !
Un de mes nouveaux collègues m’a d’ailleurs prévenu : « ici nous faisons l`impossible: tous les travaux que personne ne veut entreprendre nous tombent dessus. Nous sommes capables de mesurer des poussières. Si seulement j`étais pâtissier, il n`y aurait rien à jeter : je pourrais bouffer mes erreurs pour les faire disparaître».

Ma présence à la BTD était très attendue, et mon principal boulot concernerait la « rectification cylindrique interne et externe » ; il ne s’agit pas de travaux courants : j`étais à la dernière phase des opérations où aucune erreur n`était acceptable.
Dès le premier jour, je me suis fait des ennemis, car ce poste était vacant depuis plusieurs mois et convoité en tant que de promotion. Pendant l`absence de Stroobant, pour son voyage de recrutement en Belgique, plusieurs employés en avaient profité pour se séparer de la B.T.D. et le poste de rectifieur cylindrique était devenu vacant depuis le départ de Bernard Baudoux émigré en 66 et originaire d`Acoz.
Avant tout, j`ai étudié le fonctionnement et les performances de cette « universal grinding machine » qui m`était dévolue. Elle pouvait fonctionner manuellement ou par un système hydraulique et avait comme capacité, des meules de 60 mm. de large et de 400 mm. de diamètre, très bien équipée et des attachements très très précis. Cette machine pouvait rectifier sur 1 mètre de longueur et un diamètre maximum de 400 mm. (je m’exprime en mm pour faciliter la compréhension).
Et me voilà prêt pour ma première réalisation. Le plan des pièces à exécuter : des axes de 50 cm avec plusieurs diamètres à rectifier. Cela n`avait pas l`air trop compliqué. Je dirai même que, comme premier travail, j`étais gâté, ignorant que j’étais de la signification des symboles en pratique aux U.S.A.
Mais voilà les complications qui commencent : le symbole « 16 de finition » c’est du fini de très haute qualité « sans défaut, égratignure ou marque de travail et polie mieux qu`un miroir ».
Nous avions un appareil pour mesurer le degré de finition. Et ce n`est pas tout : les tolérances étaient fixées à .0002 maximum (pensez que le papier à cigarette mesure .0005)
Oui il y avait encore d’autres paramètres : nous avions aussi une tolérance de voilage T.R.I. (Total Run-Out) de .0002 max. également et qui sera incluse avec la dimension décrite de la pièce. Le voilage et la dimension incluse doivent se trouver dans la même circonférence. Impossible à mesurer chez nous, si ce n’est séparément mais le client, lui, possède un appareillage laser et il ne doit même pas toucher la pièce pour l`inspection.

Ha ! n’oublions pas la matière à travailler qui n’est pas du beurre mais un acier fondu au chrome et trempé à 62/64 RC : une matière très ingrate à travailler où au moindre échauffement la pièce perd sa concentricité. Nous ne savions pas enlever plus de .001 avant de devoir redresser la meule et éviter ainsi le moindre échauffement : notre patience aussi était mise à l’épreuve…
Les axes étaient conçus pour la fabrication des rouleaux de feuille d`aluminium pour les canettes et tournaient à plus de 40.000 tours : voilà la raison de ces exigences extrêmes.
Ce travail était le plus important de toutes les fabrications de la BTD. Ils m`ont fourni 14 pièces pour débuter mais le nombre à délivrer n’était que de 12. Cela ne m`a pas pris deux journées pour y arriver mais bien 2 semaines et demies, avec heures supplémentaires. Mais le miracle s’est produit! Mes 14 pièces ont passé l`inspection et ont été acceptées, j`ai eu très chaud et mais j`ai pu prouver par ce boulot ma patience et ma capacité pour d’autres réalisations.
Après cet exploit et ma première tâche menée à bien, les convoitises pour mon boulot ont diminué et, je dirais même mieux : elles ont à peu près disparu. J’ai su prouver par ce travail ma détermination et mes capacité pour l’exécution des projets suivants, et ils n’ont pas manqué : la fabrication des poinçons pour former les clips ouvrant les canettes ou une machine complète pour fabriquer les lames de rasoirs rabots.
Ma relation avec cette machine est devenue très familière : je la réglais et la contrôlais pour l`exécution de mes travaux.
J`ai beaucoup vécu avec des « challenges », de la détermination et une extrême patience : pour moi, il s’agit de qualités d`accomplissement.

Revenons à la BTD : après deux semaines de travail, j`ai gagné entre 7.500 et 8.000 Fb par semaine après taxes et prélèvement de la dépense d`outillage. A part celle-ci, tout se présentait comme prévu.

Chapitre V
Pique-niques sympathiques ... mais ambiance tendue

Jacques, le neveu du patron et sa charmante épouse Michèle vivaient au abords d`un petit lac de 5 hectares et se sont dévoués pour me faire visiter, m`aider dans mes débuts : j`étais sans voiture à ce moment donc je devais un peu dépendre des autres pour me déplacer. Tram? Bus? On ne connaît pas ici : ils ont tous leur bagnole à l`âge de 16 ans…
Vos courses, vous les faites une fois par semaine comme si vous alliez au Delhaize à Châtelet mais en plus grand ; vous n`allez pas à Charleroi faire du lèche vitrines. Il y a des shopping center où l’on va avec intention d`acheter, pas pour visiter.
Par ailleurs, il existe beaucoup de marchands de voitures, avec parking comprenant plus de 500 véhicules différents prêts à la vente : vous visitez, vous pouvez faire un essai de conduite et si elle vous convient vous l`achetez sur place: aussi simple !

Mon premier samedi, ce fut la nouba chez notre contremaître. J’ai apporté une bouteille de Vodka et une de Rhum pour le punch bowl. Nous avons cuisiné un demi cochon élevé au maïs. Là, on boit et on mange à volonté : vous devez vous servir vous-même, cela se passe en dehors sur la terrasse. Il y a de la musique ; on peut même danser ! Enfin, une bonne réunion quoi !
Souvent, nous allions aussi à plusieurs, pique-niquer et nager dans un lac. On prend son frigo box, son steak, ses patates et du charbon de bois…, partout il y a des tables et bancs avec un grill pour vous faire votre barbecue, du soleil à volonté et des températures de 32 à 40 degrés.
Dans notre région montagneuse, pas d’embarras de trafic. L’air est très pur (votre voiture n`est jamais sale) pas de poussières dans cette région… un orage passe et tout est lavé.
Mais nous, les humains, nous souffrons de transpiration nous devons prendre une douche très régulièrement et changer de chemise.
Le patron m`a également invité à souper après le travail et à boire un verre après… enfin, quand je dis «un» verre… Mais lui, étant d’origine namuroise et non de Gougnies, il n’avait pas mon entraînement.
A notre troisième tournée des grands ducs, je dus conduire sa voiture pour revenir : il n’en était plus capable.

Le lendemain, il m’appelle au bureau et il m`accuse d`avoir menti dans mon curriculum vitae en y affirmant que je n`étais pas alcoolique! Je lui ai répondu que le formulaire ne demandait pas la quantité d`alcool qu’on peut supporter (bonne réponse John !)
En fait, j’ai compris après qu’il espérait me saouler et me faire parler du travail et de mes coéquipiers (il avait perdu plusieurs employés belges récemment) et plusieurs autres l’avaient quitté par le passé. Il ne tenait pas à me perdre moi aussi et recommencer continuellement à prospecter pour trouver d`autres spécialistes, ce qui lui revenait très cher.
Pourquoi perdait-il son personnel ? Il était très difficile à satisfaire quant au travail. Nous lui rapportions beaucoup… je dirais même énormément.
A mon arrivée nous étions six qualifiés, et après toutes les dépenses et salaires il faisait un profit net de près de 20.000 $ par mois (en 1968 !)
Or, nous n`étions pas payés en rapport avec nos capacités. Bien payés par comparaison à la Belgique, certes, mais il n`avait aucune intention de nous faire riches. Seulement de nous exploiter, vu notre situation précaire. C’était de l`esclavage moderne.

Par ailleurs, les Belges n`avaient pas trop confiance en moi car je m`entendais trop bien avec le patron, et des Belges qui avaient quitté la compagnie on n`en parlait pas … et je ne les ai jamais rencontrés.

Permis de conduire: un examinateur pas rassuré

Enfin, j`avais d`autres soucis. Je devais me préparer à recevoir mon épouse et mon fils, et également, je devais me préparer pour mon permis de conduire : examen à passer (en anglais, plus test de conduite) je l`ai fait avec un dictionnaire français-anglais : ce m`a pris plus de 3 heures au lieu de 15 minutes. Pour la conduite, il fallait se parquer en marche arrière sur un endroit indiqué : très simple quand on a conduit dans Charleroi. Puis un petit tour en ville : je crois que l’examinateur-policier n`était pas trop à son aise à côté d’un étranger qui ne parlait pas anglais : il m’a juste demandé de sortir du parking, de tourner dans la première à gauche, puis encore la première à gauche… et de rentrer au parking après 200 mètres… Et voilà mon permis de conduire réussi.
Mon patron était bien étonné que le test ait été si court….

Arrivée de mon épouse mi-juillet 1968 avec un jour de retard car l’avion avait été détourné sur Chicago pour cause d`orage à New-York. Elle a été très secouée et a eu le mal de l’air : une pénible expérience pour elle qui en était aussi à son premier vol.
Donc maintenant je suis sur place, complètement émigré avec ma famille : un fils Thierry, 3 ans, et une femme, Françoise, 24 ans. Fameuse responsabilité !
C`est un peu comme recommencer sa vie à zéro, fermer la porte de mon passé. Ce ne sont pas les surprises qui ont manqué.
J`ai du boulot, 125.000 Fb (2.500 $) en poche, qui seront vite absorbés, par notre équipement ménager et notre logement. Nous avons acheté un « trailer » maison préfabriquée du genre caravane, très bien équipée et avec tout le confort : 5 m de largeur par 20 m de long, une grande terrasse couverte, sur un splendide terrain avec un petit ruisseau et une vue imprenable sur le lac où le poisson ne manquait pas.

Il me fallait aussi une voiture : c`est une nécessité dans notre région. J’ai appris le « Weelling and Dealling » : c’est-à-dire qu’il faut marchander, je dirai même qu’ici on marchande pour tout…
Ma première voiture a été achetée dans un petit patelin où le marchandage a duré plus de 2 heures. Je l’ai conduite quelques kilomètres avant de faire une offre. Je n’avais jamais vu de pareille voiture en Belgique : couleur jaune et noire, intérieur en cuir noir, moteur de 7 litres, des pneus de 8 plis (25 cm de large). Il s’agissait d’une Ford, la Torino Grand Tourist. Son prix à l`époque : 3.600 $, marchandée pour 2.950 $. J’ai donné au vendeur 500 $ d`acompte, signé le contrat, j`ai reçu des plaques provisoires et me voilà propriétaire de cette voiture !

Une Ford Torino du même modèle que celle achetée par John. La sienne était jaune avec des bandes noires et des vitres teintées en vert. Consommation: 30 litres aux 100 km... mais le plein revenait à 360 Fb

Nous avions aussi besoin de vêtements, d’ustensiles électriques (ici nous sommes toujours au 110 volts) enfin, vraiment recommencer sa vie avec charge de famille.
Heureusement que les femmes belges savent faire la cuisine (pas comme les Américaines) : à cette époque le coût de nos provisions d’épicerie pour la semaine était d’une vingtaine de dollars ; l`essence 6 dollars pour un plein par semaine soit pour près de 600 Km. On roulait très bon marché à ce moment.
J`ai vu un Américain changer de voiture 3 fois sur 1 mois : c’était chose courante alors…

Chose vraiment superbe : tous nos appareils électriques, la TV en couleurs (en 1968 !) étaient tellement moins cher qu’en Belgique ; je dirais plus de 75% moins cher, même chose pour les meubles et les vêtements : des prix à vous faire rêver. Cependant, certains produits étaient vraiment plus coûteux: le lait, oui le lait de vache, coûtait le double qu’en Belgique.
Nous devions aussi apprendre à nous adapter. Pour ma part, je ne me suis jamais fait au pain américain, à leurs pommes de terre, et surtout à la chaleur.
Certains aliments sont introuvables : pas de poireaux, pas de chicons, pas de bonne pâtisserie, pas de boulanger, pour le chocolat j`ai déjà connu mieux, la mousse de la bière en boîte ne tient pas (ils la boivent dans leur auto, bière passée et pas très fraîche…)
Pour le Whisky, la Vodka et le Bourbon nous sommes gâtés : les alcools se vendent seulement dans des magasin de liqueurs où l’on trouve aussi quelques alcools importés, mais le choix est très limité et diffère d`un magasin à l’autre.
Nous devons aussi nous adapter aux nouvelles mesures : le cm est remplacé par le inch, le km par le mile, le kg par le pound. Pour la température, de même : l`eau gèle à 32 degrés et une bonne température de cuisson fait 350 degrés, vous faites de la fièvre à 100 degrés ! Les heures : moins 6 heures sur la côte est et moins 9 sur la côte ouest par rapport à la Belgique.

Notre vie est complètement changée : les Américains sont très amicaux et sympathiques. Beaucoup de promenades et de pique-niques dans cette région où la nature est très belle et comme nous ne savons pas lire ni comprendre l`anglais, les nouvelles mondiales nous sont inconnues et nous sommes vraiment coupés de nos habitudes mais nous nous sentons privilégiés par cette opportunité d’opérer ce tournant dans notre vie !
Pour le travail c’était aussi très différent : les Belges ne s`entendaient pas trop bien entre eux. Le patron excessivement difficile à satisfaire : il avait l`art de nous contrôler sans cesse et a créé certaine jalousie et une mauvaise ambiance au sein de notre groupe. Nous étions méfiants les uns par rapport aux autres, et les femmes pareillement. Il fallait faire très attention à ce qu’on disait. Pour ma part, j`ai été parmi les mieux traités au travail, j`étais coté « excellent » par le patron mais pour d`autres, j`étais un favorisé. Cependant j’avais de lourdes responsabilités, étant à la dernière phase du travail, aucune erreur n`était acceptée. Au fur et àmesure que les semaines ont passé, j`ai su démontrer mes capacités.
Après 3 mois, deux Belges nous ont quittés : l’un pour rejoindre son père à New-York, et l`autre renvoyé pour raison de travail.

Il y eut des cas très malheureux, comme celui d’une famille de Marchienne qui avait trois enfants dont deux sourds et muets. Les parents avaient été séduits par la perspective de gagner beaucoup d’argent, mais surtout, ils espéraient faire guérir leurs enfants dans ce pays décrit comme à la pointe en matière de médecine.
Ils ont donc émigré et ce fut une grosse déception : d’une part, le mari ne s’est pas fait au genre de travail et, d’autre part, après un examen médical on les a informés qu’on ne pouvait rien faire pour les enfants !
Les deux gosses ont été placés en pension dans une école spécialisée à 150 km de Lynchburg. Ce fut dur pour eux car ils lisaient sur les lèvres et « parlaient » par signes, oui…, mais en français !
Après 8 mois, le mari a quitté l’entreprise et la famille a déménagé. Ils sont maintenant au Texas.

Cette triste affaire est venue dégrader encore l’ambiance générale parmi les Belges, mais que faire ? Nous étions liés par un contrat de travail pour 3 ans donc dans une position précaire… Nous aurions pu attaquer l’entreprise au tribunal pour dommage moral mais nous n`étions pas informés de nos droits. Après 6 mois nous avons consulté un avocat concernant notre contrat. Il a rigolé : un contrat en Amérique entre employé et employeur, ça n`existe pas : il n`avait aucun droit sur nous mais en revanche il devait assurer les 3 ans de travail exigés pour le visa. Cependant, nous n’avions aucune obligation de travailler pour cet employeur-là qu’on pouvait quitter sur l`heure, sans préavis. Quel soulagement cet avocat nous a apporté ! Finalement, nous avons tous quitté cette firme, moi le dernier, le 15 septembre 1969.

Chapitre VI
Mamy Georgette débarque en plein déménagement !

Quand notre groupe de 9 se fut réduit à deux, soit moi et Gilbert Cowet, j’ai décidé de me séparer de la Belgium Tool and Dies et de trouver du travail ailleurs. Gilbert a pris le parti de me suivre. Ensemble donc, avec nos femmes, nous avons choisi de prospecter la Côte où de nombreux chantiers navals existaient.
Notre semaine de congé allait nous être attribuée : Welcome Norfolk, Virginia Beach, et avec l`aide du fils de Gilbert comme interprète nous y avons déniché un boulot acceptable ; pas vraiment l’idéal mais si nous voulions changer, c`était à prendre ou à laisser. Nous gagnerions 3,85 $ de l`heure.
Ma femme et moi avons soigneusement étudié la situation et décidé de vendre notre logement et de déménager, l`endroit où j’avais trouvé du travail était à 500 km de Lynchburg, mais à 30 km de l’Océan.

A peine rentré de vacances le patron était déjà au courant que nous avions prospecté pendant nos congés, et comme nous mettions notre logement en vente, il m`a appelé au bureau et questionné. Je lui ai répondu poliment que si je décidais un jour de le quitter je lui donnerais une semaine de préavis, mais que vendre mon trailer n`avait absolument rien à voir avec mon travail. Il n`était cependant pas dupe…
Vendre mon logement était, en principe, chose très facile : l`emplacement et l`état du trailer étaient excellents mais…, comme dans toutes les bonnes choses il y a toujours un mais… , notre cher patron était le propriétaire du terrain sur lequel il me louait un emplacement pour 25 $ par mois.
Mon premier acheteur était professeur au collège ; il me donne un acompte de 1.000 $ et allait, tout simplement, poursuivre les payements de la location. Oui, mais pas si vite ! il rencontre mon patron et celui-ci l’informe que la location passe à 50 $ par mois avec 6 mois à payer d`avance et un contrat de deux ans. C’était fou : la plupart des terrains se louaient entre 15 $ et 25 $.
Il essayait m`empêcher de vendre !
Me voilà mal pris…

Gilbert, lui, a vendu son trailer sans problème. Le vendredi, jour de paye, son chèque en main, il dit au patron « je vous quitte » et hop ! il met son outillage dans la voiture et le voila parti.
J`ai finalement trouvé un jeune amateur mais j’ai du vendre à prix sacrifié : juste le montant de ce que j’avais déjà remboursé à la banque. Son grand-père en était actionnaire, on ne lui a donc pas refusé de poursuivre le prêt. J’ai eu de la chance…
Nous sommes, je crois, le 12 septembre, prêts à déménager et voilà Mamy Georgette qui nous rend visite ! A son arrivée, je lui annonce les dernières nouvelles : nous déménageons lundi.
J’allais faire ma semaine de préavis, mais le mercredi à 16 h le patron m’appelle et me dit : « vous pouvez partir je n`ai plus besoin de vous ». Il avait été incapable de m`empêcher de vendre donc c`était définitif. Ce soir-là, sa femme m’a quand même rendu visite pour me dissuader, mais sans succès.
Nous sommes le jeudi à 4 heures et nous voilà embarqués pour la côte, la voiture chargée, une remorque accrochée avec tout notre brol, j`ai laissé mon adresse et une procuration au contremaître pour qu’il reçoive ma paye pour mes 2 dernières semaines et me l`envoie.

Me voilà parti dans une nouvelle aventure avec une femme, un fils et une mère venue passer quelque temps près de nous. Financièrement, je n`étais pas trop reluisant : c`était le début des cartes de crédit mais comme, à la banque, ils étaient au courant de mes intentions de déménager, ils me l`ont refusée.
Nous voila arrivés dans notre nouveau lieu de résidence, rien de prêt bien sûr : il fallait trouver de quoi loger. Heureusement, comme la saison du tourisme était finie, les possibilités ne manquaient pas.
Le premier soir, avec la remorque toujours accrochée, je vois une pancarte de location sur le sable de la Chesapeake Bay : 20 $ par semaine. Je m`arrête et visite : 2 chambres, une petite cuisine, une table et 4 chaises. Juste ce qu`il me fallait : l`eau de la baie à 20 mètres et beaucoup de poisson surtout des truites de mer.
Mamy n`était pas trop enchantée par notre situation : nous étions le 15 du mois, la BTD tardait à payer ma dernière quinzaine et il fallait attendre 15 jours avant de toucher la première de mon nouvel emploi.
J`avais une voiture qui me coûtait 96 $ par mois, une TV 36 $ par mois, une remorque de location pour 15 $ par semaine et une famille à nourrir.
Me voilà avec 300 $ en mains et je dois me chercher un appartement, et tous recommencer sans faire de dépense inutile… j’ai mangé très bons poissons frais.
Il fallait aussi trouver un vrai logement.

Gilbert et sa femme voulaient habiter aux abords de l`océan ; moi j’ai repoussé cette idée car les logements y sont très cher et cela prenait 45 minutes de trajet par une route et un tunnel payants…. J`ai trouvé un building en construction et j’ai pu y louer un appartement qui serait terminé pour le 1er octobre : 50 $ de garantie et 145 $ par mois. La chose fut vite réglée. Maintenant nous avions besoin de meubles : table et chaises, 2 lits, un salon… je devais acheter tout avec un minimum de frais. Nous avons visité des marchands de meubles.
Tout a été fait de justesse, il y a toujours eu à manger sur la table et nous avons pu meubler l`appartement.
Je dois dire que mon budget était calculé afin, sauf imprévu, de couvrir mes dépenses pour les 24 prochains mois. Même mes cigarettes étaient rationnées.

Ils sont fous ces Belges !

Maintenant au boulot ! Il fallait travailler et faire le maximum d`heures, pour pouvoir me libérer de mes dettes.
Dans ce nouvel atelier c`était la débâcle, or Gilbert et moi nous étions habitués à produire sans relâche et à des vitesses incroyables pour les Américains.
L`un m`a même demandé quel était l`âge moyen de vie en Belgique ; ils estimaient que nous nous tuions au travail. Relax disaient-ils : nous avons beaucoup de temps et demain sera toujours là pour terminer.
Quand j`ai commencé dans cette entreprise nous étions une trentaine de la journée et une trentaine le soir. Il y avait aussi part time aussi une secrétaire et une employée qui s`occupait des cartes de pointage et de travail. Gilbert et moi nous n’arrivions pas à comprendre comment il était possible de payer tout ce monde avec la pauvre quantité de travail sortant de là… ce n’était pas croyable.
Six semaines plus tard seulement, il restait une douzaine d’outilleurs le jour et quatre le soir plus un Américain qui faisait du travail à la pièce, mais au bureau il y avait maintenant quatre 4 secrétaires et une réceptionniste.
A qui la « faute » ? Sans nous en rendre compte, avec notre façon de travailler, Gilbert et moi (« Avec ces deux Belges, le travail n`a pas le temps de rentrer qu`il sort déjà terminé » avons-nous entendu dire) nous avions fait réduire le nombre des outilleurs, mais augmenter celui des employées pour les commandes et les factures.

Chapitre VII
Comment faire risquer une crise cardiaque à son patron

Oui, me voila dans une période délicate où je ne peux pas faire la moindre gaffe, ni tomber malade et moins encore tracasser Mamy Georgette.
Sur quoi compter pour me démerder ? Mon anglais (très très peu) et le boulot, bien sûr.

Le vendredi de la première semaine je dis au patron : « et quoi pas de boulot pour moi demain ? » Là, c`était un problème : il n’y a pas de contremaître le samedi, il faut donc se débrouiller seul et savoir où se trouvent les outils nécessaires à la réalisation de la pièce qui vous a été confiée. Le patron, à 72 ans, n’était pas chaud pour prendre des risques et cela ne lui allait pas trop de trouver de quoi m`occuper…
Finalement, il me trouve un petit boulot sur une aléseuse ; le contremaître, bien sûr, me montre où se trouve tout ce dont j`aurai besoin pour le réaliser.

Nos deux principaux clients étaient la Navy et la Nasa. Si pour la marine, il s’agissait de grosse mécanique, pour l’agence spatiale, il s’agissait de matériel très particulier, certifié, garanti sans défaut.
Me voilà au boulot le samedi matin et à 10 heures j`avais terminé! Ho là là ! Quel idiot je suis : il me fallait passer 8 heures sur ce boulot et voilà qu’il était terminé en 2 heures.
Le patron était à son bureau et moi, je l’avoue, idiot une seconde fois, je lui fait comprendre : « j`ai terminé ! »

Là ça n`allait plus du tout ! Je crois il aurait voulu me renvoyer à la maison et me dire « à lundi ».
Mais, encore une fois, il m`a trouvé un autre boulot commencé par un autre employé. Il s’agissait d’une pièce pour la Nasa, du matériel certifié.
Un travail simple mais très précis ; l`employé qui l`avait commencé y avait déjà passé 2 jours. C’était une barre ronde en aluminium de 2 mètres de long et de 200 mm de diamètre. Elle devait être réduite à 25 mm de diamètre très précisément sur les 2 mètres de longueur en laissant une flange (une base) de 200 mm de diamètre 15 mm de largeur.
Jusque là, il avait enlevé 35 mm ; il en restait 140 à ôter pour arriver à la dimension voulue de 25 mm. Selon les réglages qu’il avait opérés, il aurait encore fallu plus d`une semaine pour terminer le boulot… je dois bien dire que c’était du travail « à l`américaine » : la machine tournait à 17 tours/minute et il fallait 5 heures pour enlever 12 mm sur les 2 mètres de long. Donc pas de problème : on met la machine en route et on passe 5 heures à la regarder… voilà un beau boulot pour un samedi… prendre une chaise et me la couler douce pour finir ma journée payée en heures supplémentaires.

Tandis que le patron regagne sur bureau, je me dis que ce n’est pas ce genre de choses qu’on m’a apprises. Du travail bien payé demande du bon rendement…
Je règle à nouveau la machine et je change la vitesse de 17 tours minute à… 800 tours minute, avec une avance de coupe que je fais passer de 0.12 à 0.24 et me voilà prêt pour le boulot !
Il est alors 11h45 du matin : un peu de polissage finir la flange et la longueur totale et voilà : j’ai fini ! il est 12h, l`heure du lunch. Il y avait 4 employés au boulot, nous arrêtons pour manger, mais après voici encore notre idiot sans travail -je parle de moi !- qui se dit qu’il lui faut encore aller trouver le patron pour avoir autre chose à faire.

Les Américains présents se grattaient la tête car ils avaient assisté à une performance jamais vue : il y avait des torsades d’aluminium partout même pendues aux néons. On aurait pu croire qu`une tornade était passée dans cette partie de l`atelier.
Bon, voilà le patron qui rentre d`avoir été prendre son lunch ; directement,il me réprimande : je devrais me trouver au boulot puisqu’ il est 12h35 et que le lunch est terminé !
Moi dans mon « anglais spotchi », je lui dis que j’ai terminé et je lui montre la pièce sur la table.

Directement il s`attend au pire : c’est une pièce qui vaut son poids d`or puisqu`elle est radiographiée et certifiée pour la NASA. Pas question de la louper. Pour lui, c`est un instant de panique : il ne croit pas que la pièce que je lui montre est celle qu’il m’a confiée. Il va dans la salle où je travaillais et voit toutes ces chandelles d`aluminium partout, il jette son chapeau à terre et court au téléphone…

Moi, l`air vraiment stupide, je me demande ce qui ne va pas : j`ai toujours travaillé de cette façon et poussé mes machines au maximum. Je ne comprends pas où est le problème : j`ai terminé et il n`y avait vraiment rien de spécial, les dimensions sont respectées et la pièce est finie, quoi !
Le patron revient et me dit de ne plus toucher à rien. Je crois qu`il était vraiment fâché et prêt à me licencier…
Et nous voilà : je ne comprends pas ce qu’il me dit, il « pestelle » sur place et n’est pas à prendre avec des pincettes.

Finalement voila Harold, notre contremaître qui arrive, il me jette un regard de désarroi et va prendre ses instruments de vérification… il mesure, remesure… le patron est à ses côtés, anxieux, son chapeau toujours à terre, il attend avec impatience le verdict : quelle portion de cette pièce est-elle loupée ? Vraiment un suspense à la Hitchcock…

Enfin, il respire : Harold lui a dit que le boulot est parfait !

Bon ! tout redevient normal : le patron, avec le sourire, m`entraîne dans son bureau, me sert une tasse de café bien remplie de Bourbon et on boit un coup ; pas question de discuter : on ne se comprend pas.
Après avoir terminé le Bourbon il me dit : no more work just cleanup to 4hr 30 (plus de travail seulement nettoyer -tout cet aluminium- jusque 16hr 30) Imaginez quelle impression je lui ai laissée…

Mais le lundi, j’ai affaire avec l`employé auquel ce boulot avait été attribué : il avait plus de 60 ans, le gaillard et croyait être Irremplaçable. Pensionné comme chef outilleur de la Navy, il avait expliqué que ce travail devait être fait très délicatement sans échauffement et très doucement afin de préserver cette barre de toute déformation… et voilà que cet étranger venait la terminer en 2 heures de temps. Pour lui, moi qui n`avais pas 30 ans, j’aurais dû me trouver encore à l`apprentissage.

J`ai travaillé dans cette entreprise pendant 32 mois et j’y ai encore vécu beaucoup de moments comparables, mais notre cher Ziegler, l`employé dont j’avais terminé le boulot, ne m`a plus jamais adressé la parole et si un travail m`occupait trop près de lui, il demandait à se déplacer car il prédisait que j`allais me tuer ou tuer mon voisin en travaillant ainsi…
Après cet épisode, je n’eus plus à demander des heures supplémentaires ; c’est à moi qu’on demandait : « jusque quelle heure travailles tu ce soir ? ». Parfois, je m`esquivais par la porte arrière mais, malheur ! quand j’arrivais à la maison, le patron avait déjà téléphoné à Françoise pour lui dire de vite me renvoyer au boulot.

Encore une fois, je dirai que j’ai été exploité pour mon savoir-faire, mais beaucoup mieux payé et respecté par un patron très agréable à vivre : en d’autres mots, je ne travaillais plus, comme à Lynchburg, avec des collègues terrorisés et un patron jamais content.
D`autres Belges que j`ai connus ont eu une pareille satisfaction de travailler avec des patrons américains : en Amérique et au Canada quand il vous paye en vous donnant votre chèque, le patron vous remercie d`avoir accepté de travailler pour lui. Il vous montre sa considération.

Chapitre VIII
Petite leçon de calcul ...

Reprenons la plume pour faire le point et quelques comptes!
Voilà mes premiers 15 mois passés, nous sommes le 15 septembre 1969 et que de changements !
Du pied des montagnes bleues, je me retrouve sur la côte atlantique, j`ai trouvé à me loger dans un nouveau complexe d`appartements très modernes : chauffage, air conditionné, tapis plain, piscine ; un peu cher à l`époque mais un bon environnement.
Mon bilan financier: un appartement, ($145.00 par mois), ma voiture, ($96.00), une télévision couleurs 75 cm ($32), ameublement de l`appartement, ($120 par mois pendant 24 mois), sans oublier nos dépenses diverses : électricité, téléphone, assurance voiture et un peu d’essence pour rouler, ensuite notre nourriture, des dépense personnelles nécessaires, plus quelque cigarettes… N’oublions pas que notre Mamy Georgette vient juste d’arriver, elle est très mal à l’aise et pas rassurée du tout avec tous ces changements inattendus.
Quant à moi, je ne voyais aucun problème, tout se présentait normalement, Seule chose : il ne s’agissait pas de tomber malade et ne prévoir aucune dépense supplémentaire pour les 24 prochains mois: j`étais au maximum de mes possibilités et j’étais le seul à rentrer de l`argent dans le ménage.

Mais mon travail, lui, était tout à fait assuré après la démonstration de mes capacités à travailler l`acier. Je ne savait pas l`anglais à l`époque mais pour le travail « metric » ou « inch » ne présentaient pour moi aucune difficulté et, grâce à mon passage par la BTD, j’étais très familiarisé avec les symboles en usage sur les plans américains.
Et très vite mon employeur a vu là une mine d`or : aucune tâche ne présentait de difficulté pour moi, ce qui me permit de faire beaucoup de travail en heures supplémentaires et me procura de plus larges rentrées pour subvenir à notre vie et payer nos crédits.
La visite de Mamy Georgette a pris fin après une dizaine de semaines: elle était finalement très satisfaite de notre vie américaine et c`est un peu le coeur lourd qu`elle nous a quittés pour la Belgique.

A cette époque j’ai remarqué à mon boulot que certains employés faisaient du travail payé à la pièce. Etait-ce une opportunité pour moi ?
Je suis extrêmement rapide sur le travail, et le travail payé à la pièce ne demandait qu’une seule chose : être capable de produire en un minimum de temps par rapport à la cadence d’un travailleur américain!
Dans mon passé, tous les travaux réalisés à Maxima Bouffioulx étaient chronométrés, méthode de travail à laquelle je m`étais très vite adapté et produire l’équivalent de 12 heures de travail sur une journée de 8 heures était chose courante pour moi. Je m`explique : vous me demandez de produire 10 pièces et me donnez 60 minutes par pièce : cela représente 10 heures de travail mais vous réalisez le travail en 5 heures, vous avez utilisé 30 minutes par pièce, vous avez doublé votre estimation et vos revenus !
Le patron ne voyait pas le bénéfice que j’escomptais : il me payait plus 50% après 40 heures de travail, soit $6.00 à l`heure.
Il accepta cependant de me donner un travail à réaliser en dehors de mes heures de travail.
Pour mon premier projet, j`avait calculé de pouvoir produire pour $12.1/2 à l`heure, tandis que personne ne me croyait capable de réaliser ce boulot et de gagner mes $4 à l`heure.
Un peu embarrassé le patron vint parler à Françoise qui venait me reprendre au travail et qui savait se débrouiller en anglais. Il lui dit : « John a pris du travail à la pièce mais ne vous inquiétez pas: quand il aura fini, je lui payerai normalement ses heures de travail ». Je dois dire qu’il n`avait pas trop d`espoir en ma réussite.
Travail terminé : j`ai produit pour $11.00 à l`heure, pas trop mal pour un début. Mais par contre, quel changement dans ma vie : j`ai trouvé un moyen de battre le système et de rémunérer mes heures très largement.

Voilà maintenant deux ans que j`ai quitté Gougnies
En 1966, Jean Massaux auprès duquel je m`étais informé pour émigrer au Congo m`avait dit : l`argent que nous pouvons y gagner semble beaucoup, mais la vie africaine pour un Européen est très difficile et coûteuse; il faudra peut être 5 années de travail et de privations avant de pouvoir y vivre aisément.
A cette époque je n`ai pas très bien compris, mais aujourd’hui je dirais de même. En n`importe quelle région du globe vos rémunérations seront au niveau du coût de la vie à cet endroit. Je vis en Caroline du Nord ; la vie me coûterait le double à New York et le triple en Californie.
Mais pour moi l`endroit choisi a comblé mes espoirs.
Le boulot à la BTD était très bien rémunéré pour vivre là-bas : je travaillais seul avec charge de famille. Nous étions un groupe de Belges réunis, ce qui nous a permis de communiquer dans notre langue natale à la maison et au travail, du travail un peu compliqué mais bien préparé pour nous.

Maintenant dans mon nouvel emploi c`était très différent : j`étais seul et dans l`obligation de communiquer en anglais. Je dois dire cela n`a pas été sans difficulté ni non plus de me faire accepter comme étranger. Mais par chance j`ai entrepris des boulots que certains ne voulaient pas toucher. Je me suis fait respecter et ma compétence n’était pas contestée. Il eut aussi un peu de jalousie de certains qui ont vu en moi un concurrent mais je me suis aussi fait des amis.
De bonnes nouvelles : après 7 mois j’ai réglé mes frais d`aménagement et je suis hors de dettes ! J’ai changé de voiture pour une nouvelle Ford Maverik nouveau modèle, 6 cylindres 3.5 litres et aussi déboursé $500 d`acompte sur cette nouvelle voiture.
Mon épouse envisage un retour de 6 semaines en Belgique pour l`été 1970, avec notre fils de 5 ans. Cela m`a coûté près de 100.000 FB mais pas de stress : l`argent nous rentrait sans problème.

Thierry lors d'un Noël en famille. Il est question de lui ci-dessous, quand il avait 15 ans...

Deux anecdotes, parmi d’autres, de cet été-là.
Un jour, je rentre du boulot et Françoise me fait la moue! Avec mon fils elle est allée à la piscine mais elle ne sait pas nager et il faudrait que je m’occupe de Thierry : là bas, il était le seul enfant qui n`a pu nager et avec personne pour lui apprendre !
J`enfile mon maillot de bain et Thierry de même (auparavant je lui avait appris, dans notre salle de bain, à mettre sa tête sous l`eau et nous faisions des concours : ce qui l`a beaucoup affranchi), arrivé à la piscine, je plonge le premier et je dis à Thierry d`aller sur le tremplin et de plonger pour me rejoindre. Sans hésitation, il plonge et nage comme une grenouille sous l`eau ! Nous avons fait cette expérience cinq fois : il savait ouvrir les yeux dans l`eau et terminait sa plongée en passant entre mes jambes avant de faire surface donc pas de problème : mon fils sait se débrouiller.
Boy ho Boy ! le lendemain sitôt la piscine ouverte à 10 h du matin, Thierry, seul cette fois, recommence le manège , plonge et nage sous l’eau mais l`attention du maître nageur a été attirée : il ne sait pas nager cet enfant c’est du suicide !
La piscine est interdite à Thierry sans un moniteur. Mais il ne fallut pas longtemps avant qu`il sache nager en surface et la porte s’est rouverte !

Une histoire de pêche. A l`époque, mon loisir favori c`était de pêcher des soles
dans l`océan et j`étais équipé pour cela : diverses cuillères et une nouvelle canne à lancer en graphite.
Un mercredi soir, à marée montante – l`idéal pour la pêche – je mouille la ligne et me voila très vite avec une sole de près d`un kg J’étais sur des rochers et je descends près de l`eau pour sortir la sole avec mon épuisette. Soudain, une vague un peu trop grosse, je glisse sur les algues et tombe ; je casse la pointe
de ma canne mais, par chance, cette fameuse sole s`est retrouvée, presque toute seule, dans l`épuisette. Seulement, mon pied méchamment entaillé, saignait abondamment. Je l’ai emballé dans mon essuie et je suis retourné à la maison qui se trouve à plus de 50 minutes de là. Six points de suture et une semaine à ne pas savoir rester debout : quelle déveine !
Mais ce n`est pas tout : le comble de l`histoire, c’est ma femme qui me demande « pourquoi n`as-tu pas coupé la ligne quand tu as réalisé que cette sole était trop grosse ? »
Bref : ma nouvelle canne cassée et une semaine sans travailler, donc sans salaire – nous sommes en Amérique, pas en Belgique – c’est un poisson m`a coûté cher et, en plus, Françoise n`était pas contente du tout…

Revenons au boulot. Ha ! Si seulement j`avais des outils en Widia comme en Belgique combien mon travail à la pièce en serait facilité.
J’avais en Belgique fait la connaissance d`un marchand d`outils qui nous avait aidé à la réalisation de certains travaux, mais je ne savais plus où son magasin se trouvait. J’ai donc demandé à Mamy Georgette de se rendre aux Quatre Bras de Gilly, de se diriger sur Fleurus et de trouver le magasin Deglume afin de savoir s’ il était possible d`acheter et de me faire parvenir certains outils de tournage. Tout s’est très bien déroulé : ma caisse d`outils est arrivée à bon port pour un coût de 7.000 Fb.

Quelle veine ! Maintenant j`étais vraiment au point pour réaliser mes contrats de travail, mais bien sûr, ces outils n`étaient pas destinés à mon boulot journalier.

Chapitre IX
Travail pour la NASA

Je suis comme un pêcheur avec un matériel de pêche invisible au poisson.
Je suis en possession d`outils de tournage européens, ce qui n`est ni bien vu ni très connu dans notre Etat de Virginie ; ils savent qu’ils existent mais ne sont pas formés comme nous européens, à leur usage ni à leur affûtage. De plus, ces outils sont très fragiles et peuvent vous coûter très cher. Enfin, comme la main d’oeuvre qualifiée est très limitée, manque d`expérience pour procéder à des opérations manuelles et que le Widia présente beaucoup de variétés suivant la matière à usiner, croyez moi : j`en ai vu du massacre par ceux qui employaient ces outils-là.
La Virginie est un Etat du sud donc pas trop industrialisé, ce qui m’a permis de profiter des circonstances et d’exploiter mes connaissances.

Le Widia était très connu chez nous à l`époque de ma formation à l`U. T. dans les années 1956/57 et plus tard au boulot, chez Maxima Bouffioulx, j`ai pu expérimenter et apprendre différents affûtages et ainsi mettre en œuvre ces outils à leur maximum de rendement. A ce sujet, je dois remercier un Gougnacien, Eugène Goffaux qui, à l`époque (1960/65) était outilleur à Maxima et qui m’a permis d’approfondir mes connaissances sur les outils en Widia.
J`ai pu réaliser facilement du $20 de l`heure en contrat étant payé à la pièce ; j`ai aussi atteint un plafond de $40 à l`heure. Je travaillais un minimum de 65 heures par semaine.
Nous sommes au mois de novembre 1970: à l`époque la NASA était très occupée à la fabrication d`Apollo 14 et me voilà appelé au bureau et l`on me demande si je me sentais capable de fabriquer une pièce très sophistiquée et ils m’en présentent les plans.
Matériel Inox série 400 trempé : je dois dire que comme boulot c`était un fameux boulot. J`ai reçu une barre carrée de 180mm par 2m 1/2 de longueur avec un trou foré de 12mm sur toute sa longueur qui, lui, était fini et devrait rester concentrique pendant toute la fabrication. Je devrais travailler 7 jours sur 7 de 12 à 16 heures par journée jusqu’à la fin du travail qui demandait aussi une certaine connaissance géométrique pour être réalisé.
Ma plus grosse difficulté au départ était de tenir ce trou bien au centre et j’étais inspecté en ce sens tous les matins pendant la fabrication. Il y avait aussi des rainures de cales intérieures coniques et très précises : cela c’était du boulot fait à la main. Le travail m`a pris 6 semaines complètes.
Je considère aujourd’hui cette pièce unique comme un chef d`œuvre.

Cette fameuse pièce en cours de fabrication

Nous vivions très à l`aise et sans privation mais aussi nous ne gaspillions pas. Mon loisir préféré était la pêche et pour Françoise se dorer sur la plage qui était à une 1/2 h de voiture seulement. Ce ne sont pas les occasions qui ont manqué avec le climat d’ici. Le seul inconvénient à l`époque : me conduire au travail le matin et me reprendre le soir les jours de la semaine où elle désirait employer notre voiture…
Maintenant voilà près de trois années que je suis émigré et nous allons nous préparer à profiter de quelque semaines en Belgique : nous sommes très heureux ici mais nous avons envie de revoir ce qui nous a manqué ces dernières années : notre lieu d`origine, notre famille, nos amis…
J`envisageais une période de 6 semaines d’ absence autorisée sans salaire mais pour le chef de service, je ne pourrais m`absenter que pour une semaine seulement ou alors je perdrais mon emploi! Le patron, cela ne lui plaisait pas non plus mais, autorisé ou pas, moi je partais. Et la menace de perdre mon emploi m’a fait rigoler !
J’ai dit au chef de service: « ne t`inquiète pas pour moi : je peux travailler dans une autre entreprise sans difficulté: je peux même commencer demain si je veux… il suffit d’un ou deux coups de fil »

Bon à savourer quand on revient en Belgique: du poisson fumé à Ostende et une bonne Trappiste à Maredsous.
Une nouvelle maison

Et voilà le boulot recommence et toujours aussi productif pour recouvrir nos dépenses du voyage.
Maintenant le moment était venu de nous trouver une maison ; la région avait connu un fort développement et les prix avaient monté. Si en 1969/70 j`aurais pu acheter à moins de 20.000 $, nous arrivons, fin 1971, à une augmentation de plus de 30%. Nos recherches ont été cependant fructueuses : nous avons trouvé un endroit très charmant hors de la ville. Une nouvelle bâtisse en briques,l`air conditionné, feu ouvert, trois grandes chambres, une cuisine toute équipée, un chauffage électrique incorporé dans les plafonds avec thermostat et contrôle indépendant pour chaque pièce, un grand terrain de plus ou moins 1 hectare, un garage attenant. Son prix de vente : 26.500 $, j’ai marchandé et proposé sur contrat d`acheter pour 23.000 $, j`ai laissé un acompte de 1.000 $
L`endroit m`avait vraiment séduit et Françoise aussi était très emballée.
Nous y avons aménagé en novembre 1971.

Chapitre X
Le chef a un caractère de chien

Fin janvier 1972 j`ai une prise de bec avec le chef de service pour une histoire de fumée : nous étions un samedi, et je travaillais sur un contrat mais le lendemain il y avait une urgence je devais faire un boulot pour l`atelier. Il y avait de la fumée dans la salle ; je lui ai dit qu’elle m’incommodait et que je voulais ouvrir la porte. Réponse : pas question, il fait trop froid et comme ton boulot est en contrat, tu n’as qu’à t’en aller et le faire plus tard!
La discussion s`envenime et je lui réponds, qu’effectivement, je m’en vais mais qu’il devra prendre d`autres arrangements pour le travail du lendemain car j`ai décidé d`aller à l`église donc pas question de travailler !
Il me menace de licenciement si je ne me présente pas demain.

La situation était devenue sérieuse : je le regarde d`un air narquois et je lui dis « OK good bye ». J`arrête mon travail, ferme mes coffres à outils et je les emporte à ma voiture.
Mon patron s`était aperçu de la situation : imaginez la panique et la bagarre entre lui et le chef de service, surtout qu’une situation un peu identique s’était produite une semaine auparavant avec un employé très qualifié qui avait quitté l’entreprise suite à une menace…
Et maintenant qui va accomplir ce difficile boulot, et un dimanche en plus?… le chef de service !

Lundi à 6h du matin à mon premier coup de fil, je suis embauché dans une autre firme pour commencer de suite. Très simple non ? A 8h 1/2 mon téléphone sonne et mon ex-patron demande à Françoise de me parler. Elle lui répond que je suis au travail. Très désappointé, il lui dit : « je vais mettre une annonce dans le journal que John ne pourra pas refuser ».
C’était exact : je gagnais $4.09 à l`heure et l`annonce proposait $4.85 soit près de 20% d`augmentation, or un mois auparavant il avait refusé de nous augmenter.
Avec patience j`ai ignoré cette offre d`emploi. Nous voilà arrivés à jeudi qui était mon jour de paye. Donc après mon travail je vais chez mon ex-patron pour prendre mon chèque. De suite, il m`emmène dans son bureau pour négocier mon retour. Le chef de service ne s’en sortait pas et était toujours occupé au boulot que j’aurais dû faire dimanche et qui devait être livré le lundi.
Entre-temps, j`avais rempli un formulaire de demande d`emploi chez General Electric Television une très grosse boite qui se trouvait à 6 km de mon domicile et où travaillait un ami hongrois.
Mais me voilà réembauché dans mon emploi précédent avec une augmentation inespérée. Cependant General Electric accepte ma candidature : je dois m`y présenter pour une interview. J’y vais et ils sont d’accord de m’embaucher, mais je suis indécis. Dilemme : je retravaille dans un atelier avec un excellent salaire et des travaux sous contrats assurés. D’autre part, GE : quel changement ! Mon anglais n`est pas très bon, le travail d`outillage et d`assemblage, c`est pour moi l`aventure, je me trouve en terrain inconnu, plein de surprises et peut-être ne suis-je pas à la hauteur du boulot. La décision est très délicate à prendre : le salaire d`embauche de $4.50 pour les 2 premiers mois puis $4.89 est attrayant et GE est très renommé en Amérique et les bénéfices de la société sont des mieux quotés, mais je cours le risque de perdre mon emploi actuel! Donc j`ai renoncé.


Un mois s’est passé. J’avais promis mon aide à un autre employé en difficulté : son travail devait être terminé le lendemain et je pouvais, en une soirée, grâce à mon outillage, lui finir son boulot. Voila l`heure de d’interrompre mon propre travail mais le chef me dit que je dois le terminer ce soir même.
Je lui ai rétorqué que je m’étais engagé à finir un autre travail ce même soir, mais il n`a rien voulu entendre. J’ai expliqué alors à mon copain que je ne pouvais l’aider. Et me voici de nouveau en bagarre avec le chef. Je commence à fermer mes boites d`outils… et lui il ferme la porte de l`atelier pour m`empêcher de partir.
Finalement, je rentre quand même à la maison et dis à Françoise de téléphoner à GE et de dire que j`acceptais l’emploi. J’ai donné un préavis d`une semaine et j’ai commencé le 10 mars 1972 à GE Television. Mon ex- patron, désolé, m`a dit : John je ne saurais te payer plus. Je lui ai répondu que là où j’allais mon salaire était égal mais que j’allais pouvoir travailler à l`air conditionné.

Comme émigré, vous devez savoir vous imposer et prendre vos décisions seul. Vous ne devez compter sur personne ou laisser quelqu’un prendre avantage sur vous. J`ai appris à ne dépendre que de moi-même : c’est très important pour réussir.

Chapitre XI
Quand "Docteur Gene" fait une grosse gaffe ...

Me voila maintenant à la production et l`assemblage de télévisions : 7.000 employés, pour la plupart des femmes, 8 chaînes d`assemblage de + ou – 250 femmes par chaîne, moules à plastique allant jusque 10 tonnes, machines à couper et dénuder les fils électriques ou pour appliquer la peinture par plaques chauffées ; enfin énormément de procédés divers pour réaliser ces télévisions. Nous en sortions plus de 60.000 par semaine sous différentes marques : GE, Sears, Montgomery Ward. Nous fabriquions aussi pour des chaînes de magasins : nous aurions pu, par exemple, fabriquer des télévisions et y mettre le nom DUMARGIL Gougnies ! Seules les marques, les grilles de front, la forme et l’emplacement des boutons des commandes changeaient mais l`intérieur de tous les postes était identique. Surtout ne pensez pas que les TV de Sarma fonctionnaient mieux que celles de l`Innovation ou de Dumargil.

Mon boulot : je suis engagé comme outilleur ; nous sommes au total 12 dont 2 pour la pose du soir et 2 pour la pose de nuit. Je me suis très vite adapté à ce genre de travail sans supervision. En effet, nous étions responsables du bon fonctionnement des chaînes de montage, nous devions aussi prévenir les difficultés et aussi concevoir et mettre au point de nouveaux outillages. Nous avions un groupe d`ingénieurs qui chacun avait une responsabilité particulière.
Nous les assistions pour développer et tester de nouveaux outillages.
Après trois mois, j`avais un nouveau nom : »Docteur Gene » qui est la prononciation anglaise de Jean. J’étais devenu très populaire grâce à l’interphone : l’entreprise était en effet gigantesque et quand on avait besoin d’un outilleur spécialisé on l’appelait par hauts parleurs. C’est donc ainsi qu’on appelait « le docteur Gene ».
Me voilà donc devenu très populaire auprès de toutes ces femmes… un matin, notre secrétaire qui vient nous visiter et, très curieuse, elle demande, mais qui est ce doctor Gene?

Bref, j’étais très satisfait de mon changement d`emploi et à l’aise dans celui-ci.
Un jour, mon ancien patron est venu me rendre visite avec sa secrétaire pour tâter le terrain : ils me proposaient, en premier salaire, $6.50 de l`heure, 10 heures par jour y compris le samedi et des heures supplémentaires après 40 heures. En outre, il y aurait une salle de son entreprise aménagée pour moi avec air conditionné. Enfin, il désirait que nous allions ensemble en Belgique pour embaucher du personnel. J`ai simplement refusé ses propositions fantastiques pour la raison que j`avais travaillé pour lui durant 30 mois et que j`avais dû négocier chaque augmentation accordée au compte gouttes. Si j`étais tellement important il aurait dû me payer beaucoup mieux à l`époque… j`ai fort apprécié et été flatté par cette offre mais elle est arrivée trop tard.

J’ai ensuite fait la connaissance de chefs d`entreprise qui travaillaient avec GE, et me voilà de nouveau intéressé par des travaux au contrat après mes heures chez GE; le seul inconvénient est que l`atelier où je devrai les réaliser se trouve à une dizaine de Km et que je devrai y transférer chaque fois mes outils. Mais tant pis : c’est bien payé et je travaille à ma guise.
L`année 1972 se termine : Françoise a été rappelée d`urgence au mois de décembre, sa mère était hospitalisée et vivait ses dernières heures. Après l`enterrement, Thierry et Françoise sont revenus juste à temps pour célébrer Noël.

Un Noël qui s'annonçait bien... mais qui s'est terminé fraîchement...

J`avais préparé notre maison à l`américaine : des lumières sur le toit, l`arbre de Noël illuminé et, bien sûr, quelques cadeaux. Mon seul (?) point faible : les poids et les mesures. Il est difficile pour un homme de connaître la taille des vêtements de son épouse. J’ai donc demandé à la femme française de mon ami hongrois de m`aider : je désirais un ensemble de nuit complet avec peignoir, déshabillé, pyjamas et les chaussons, le tout en soie et bien assorti. Cela m`a coûté $350 : rappelons nous sommes en 1972 et moi, très fier, je lui ai souhaité un joyeux Noël. Tout marchait à merveille jusqu’à ce qu’elle me demande : mais chéri, comment as tu pu choisir la bonne taille ? tout me va à merveille. Catastrophe : je ne sais pas mentir et je lui dis « avec l`aide de Monique ». Le joyeux Noël était terminé. Elle m’a reproché d’être incapable d`acheter moi-même et de m’en être remis aux goûts d`une autre. Elle a décidé de ne jamais porter cet ensemble.
J`ai très bien retenu la leçon : jamais plus une femme ne m`a aidé, je connais les tailles et il est très rare que je me trompe.

Mars 1973 : j’envisage l`achat d`un bateau : la troisième semaine de mars est la période où les loups de mer reviennent en abondance dans la Chesapeake Bay et j`espérais pouvoir en pêcher cette année comme j’en avais eu auparavant l`occasion. Nous les appelons « poisson bleu ». Ils pèsent de 1 à 7 Kg et se pêchent comme le brochet avec un bas de ligne en métal car leurs dents peuvent couper votre fil très facilement.

Jean Cattelain

Voir aussi

Des Gougnaciens loin de Gougnies(1)

et

Des Gougnaciens loin de Gougnies(3)

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