Voyage parmi les fifres et les tambours

Une batterie était jadis constituée seulement d’un fifre et de quelques tambours. Six étaient considérés comme un nombre parfait. Aujourd’hui, il arrive que certaines batteries soient beaucoup plus importantes, cela notamment en raison du nombre de marcheurs très élevé qu’elles ont à entraîner.
Le tambour-major précède de quelques mètres les instrumentistes rangés par rangs de quatre ou cinq. Le fifre se place toujours à droite. À sa gauche se tient celui qui porte le nom de premier tambour . Bien qu’aujourd’hui de nouvelles formules aient parfois été instaurées, l’autorité est habituellement détenue de manière quasi absolue par le tambour-major et le premier tambour.
Dans l’Entre-Sambre-et-Meuse traditionnelle, la plupart des tambours et fifres recrutés sont des « mercenaires ». C’est le tambour- major ou la compagnie qui paie les musiciens pour leurs prestations. Ils sont tenus de participer à toutes les cérémonies. Les journées sont donc très fatigantes. Il n’est pas rare que le réveil en batterie ait lieu dès cinq ou six heures du matin et la retraite après dix heures du soir, le même jour.
Le tambour de marche – entendez l’instrument – possède une morphologie adoptée par la quasi-totalité des tambourinaires de la région : fût cylindrique en laiton de quarante centimètres environ de diamètre comme de hauteur. Les membranes sont des peaux d’animaux (veau mort-né de préférence). Aucun tambour d’Entre-Sambre-et-Meuse n’est équipé de peaux de plastique. La peau supérieure, dite de batte, est relativement épaisse alors que la peau inférieure, dite de timbre, doit être beaucoup plus mince: c’est elle qui, entrant en vibration avec le timbre en boyau produira la résonance si caractéristique. Le choix des peaux est essentiel dans la fabrication de l’instrument : leur qualité intrinsèque (élasticité, robustesse), mais aussi la justesse de leur association jouent un grand rôle dans la recherche du son convoité. Les baguettes, d’une longueur de trente-cinq centimètres environ, sont relativement lourdes (environ cent grammes chacune). Réalisées en bois exotique (ébène et parfois teck) ou indigène (acacia, hêtre), elles sont pourvues d’une olive parfaitement arrondie et, dans certains cas, à l’extrémité opposée à celle de l’olive, d’une terminaison de laiton destinée à faire contrepoids.

Le fifre, petite flûte traversière à six trous (parfois sept) d’environ trente centimètres, en bois ou en métal, a une tessiture de deux octaves et demie, mais seule une octave et demie est utilisée : il s’agit, bien entendu, des notes les plus aiguës. Les notes graves ne « percent » pas (tel est le terme utilisé par les joueurs de fifre) le son des tambours. La tonalité théorique est ré, mais le diapason est plus haut de presque un ton. Les fabricants de fifres ne sont guère nombreux: quatre ou cinq au maximum. Ce sont en général, comme c’est le cas d’ailleurs pour les tambours, des instrumentistes disposant d’un outillage adéquat.
On devient tambourinaire ou fifre par plaisir et par amour des marches. Nombreux sont les enfants, dans les familles de marcheurs, qui expriment le désir d’apprendre à jouer. Ils sont alors menés auprès d’un maître qui enseigne au jeune élève l’art du fifre ou du tambour. L’apprentissage se fait généralement d’oreille et, en ce qui concerne le tambour, à l’aide de notations conventionnelles dont il sera question plus bas. Il arrive encore parfois qu’un fifre ne connaisse pas le solfège. C’est un fait plus fréquent pour les tambours. (…)

Le répertoire

Le répertoire interprété par les tambours et fifres est composé d’airs de déambulation appelés « marches », destinés à être joués en défilé, et d’airs dits « d’ordonnance » en général exécutés à l’arrêt. Parmi les marches proprement dites, il existe quatre allures ou « pas » : le premier, dit « pas accéléré », est celui qui, contrairement à ce que son nom indique, accompagne une déambulation normale. En revanche, lorsque la compagnie veut manifester sa déférence et rendre les honneurs, la batterie adopte un deuxième « pas » plus lent et donc plus solennel, paradoxalement appelé « pas ordinaire ». Un troisième, le « pas de route », un peu plus soutenu que le « pas accéléré », permet une progression plus rapide, favorisée par le jeu simple et très répétitif des tambours. Quant au quatrième, le « pas de charge », il est encore plus vif que le « pas de route » et est exécuté lorsque la compagnie doit effectuer un déplacement long, éprouvant ou fastidieux.
Le choix des allures et, exceptionnellement, de certains pas accélérés ou airs d’ordonnance bien précis est déterminé par le tambour-major. C’est lui qui, à l’aide d’un geste convenu de sa canne, indique le type de marche qu’il désire entendre. Un moulinet en forme de huit signale que le moment est venu d’interpréter ce qu’il souhaite : on dit alors qu’il tourne. Si le tambour-major demande par son geste un pas non précisé, le premier tambour se met d’accord avec le fifre pour décider de l’air à jouer. Se tournant vers les autres tambours dans le bref intervalle de silence laissé entre la fin de la marche précédente et le début de la nouvelle, il crie le nom de cette dernière.
Au total, le répertoire contient une soixantaine d’airs. Le pas ordinaire, le pas de route et le pas de charge ne possèdent qu’une seule manière d’être interprétés au tambour ; les coups y sont d’ailleurs fort simples. Pour le pas ordinaire, le fifre dispose de quatre mélodies différentes, de trois pour le pas de route et, pour le pas de charge, d’une dizaine d’airs inspirés de vieilles chansons régionales ou composés par des musiciens locaux. La variété, dans le jeu des fifres et surtout des tambours, réside donc principalement au niveau des pas accélérés et des airs d’ordonnance.
On trouve un premier ensemble de marches composées sur le même canevas de « deux fois deux reprises », dénommé très généralement -et un peu abusivement- marches « hollandaises », un second groupe formé de marches dites « françaises », enfin un troisième réunissant les marches spéciales que sont le « réveil », la « retraite » ou « l’appel » (ce dernier pouvant être aussi considéré comme un air d’ordonnance.
Les marches dites « hollandaises » comprennent certains airs de tambours et fifres remontant sans doute au début du XIXe siècle, au moment où les provinces belges étaient réunies aux Pays-Bas. D’autres marches appartenant à cette catégorie ont visiblement été composées à différentes époques – certaines tout récemment encore – par les fifres et les tambours d’Entre-Sambre-et-Meuse eux-mêmes. Certaines portent le nom de localités de la région (Gerpinnes, Hymiée, Gougnies) ou le nom de l’instrumentiste qui les a créées (« Toubique », les ras du Cage, de Marcel Lechat, de Raymond Rose … ). D’autres ont trouvé leur appellation dans leur nature rythmique ou mélodique (Fla-fla, Les Baguettes, Les ras lents, Un ra trois ras …) ou dans les circonstances particulières de leur création (Aroc, La Nouvelle).
Une « hollandaise » compte en règle générale -mais il y a des variations, surtout au niveau de la première reprise- deux phrases de huit mesures répétées par deux fois. Une seule de ce type, dite La grande marche, compte trois reprises. Particulièrement solennelle, elle est jouée dans des circonstances exceptionnelles. Certaines marches sont dites à solo; dans ce cas, la première reprise ménage des silences pour les tambours, mettant en avant la mélodie du fifre. Elles exigent beaucoup de souffle et de virtuosité chez le musicien qui les interprète lors de moments bien choisis.
Les marches « françaises » sont vraisemblablement des souvenirs de l’époque impériale et du Second Empire. Ce sont, outre les trois Vieilles, une série de contredanses et de chansons populaires adaptées pour fifres et tambours (Plantons la vigne, J’aime l’oignon, Auprès de ma blonde, Fanfan la Tulipe d’Emile Debater, Trempe ton pain Marie, la célèbre chanson wallonne Vive Djean-Djean, Larifla…)
Considérées jadis comme des airs de divertissement joués après les prestations officielles, leur introduction dans le répertoire « classique » date des années soixante, au moment où, les marches subissent l’emprise d’un « renouveau » napoléonien. Il arrive même aujourd’hui que certaines compagnies de marcheurs n’interprètent plus que ces airs dits « français ». C’est bien sûr là une perte des valeurs folklorique, esthétique et musicale.
Les marches spéciales telles que le Réveil ou la Retraite s’inspirent souvent d’airs militaires anciens.
Il existe un réveil dit « d’Empire » et un dit « d’Entre-Sambre-et-Meuse ». Parfois joués alternativement, ils sont destinés à sortir les habitants de leur sommeil pour leur annoncer le début des festivités. L’Appel est joué pour annoncer le départ et former les rangs.
Parmi les airs d’ordonnance, les plus joués sont Au drapeau et le Rigodon, ce dernier interprété dans des circonstances réclamant faste ou manifestation de respect ou d’hommage.
La plupart du temps, les fifres jouent à l’unisson. L’introduction d’une seconde voix est rare et nuit parfois au caractère populaire de la mélodie. Cette dernière peut être modifiée par le musicien qui propose à son gré variantes et variations. Les interprétations des Trois ras vieux par les batteries d’Hain-sur- Heure et de Virelles en sont une illustration. (…)
Le jeu des tambours est complexe. En effet, à tour de rôle, un tambour redouble sur le rythme de base exécuté par le reste de la batterie. Ce doublage (tel est le terme utilisé) consiste à meubler tous les silences (sauf ceux qui sont réservés aux solos du fifre et ceux de certaines rares mesures) par des coups exécutés de manière très rapide. Le doubleur est un expert. Tous les tambours n’arrivent pas à maîtriser cette technique. Le doublage donne libre cours à la fantaisie et à l’imagination de l’instrumentiste. Plus les coups sont serrés et difficiles, plus l’admiration est grande dans le public mais aussi au sein de la batterie.
Il existe un système de transcription du jeu des tambours basé sur un certain nombre d’onomatopées évoquant les coups. Les syllabes fla, fla-fla, flabada, ra ou pra désignent certains enchaînements des percussions des baguettes droite et gauche. Cette pratique, avec d’autres syllabes, est déjà mentionnée dès le XVie siècle. Cette notation concerne uniquement le jeu non doublé, appelé jeu simple par les tambours. (…)
Il n’existe, à l’heure actuelle, aucun recueil recensant et transcrivant de manière complète l’ensemble des airs joués par les tambours et fifres d’Entre-Sambre-et-Meuse. (…)

(Extraits du texte rédigé par Pierre-Jean Foulon, membre du Conseil supérieur d’ethnologie de la Communauté française de Belgique pour le livre accompagnant le CD « Tambours et fifres » édité par Fontimusicali).
Le titre de ces extraits est de nous.

Alain Grégoire, premier tambour de Gougnies

Pour se procurer ce disque :

http://www.amfesm.be/musee.html