La promenade au cimetière

Un beau livre, cela se respecte. Lorsqu’on en tourne la première page, on prend bien soin de ne pas en froisser le papier délicat. Assis sur les genoux de mon grand-père, j’étais impressionné par l’attention toute particulière qu’il manifestait à l’égard des feuillets de l’album au sein duquel vivaient les souvenirs de famille…

En poussant délicatement la grille du cimetière, j’ai spontanément évoqué cette image d’enfance. J’entrais dans ce lieu comme dans un livre précieux… Innombrables chapitres d’histoires de vies, croix de pierre ou de fer, un récit à la fois interminable et passionnant, épitaphes d’émotions racontant les familles du terroir. Le temps semblait s’arrêter. Les souvenirs lointains côtoyaient les drames d’hier. Les honneurs de la guerre se déclinaient dans le même registre que les larmes les plus discrètes versées sur le visage éteint de l’oubli…

Je ressentais une grande sérénité, un cimetière n’est pas le palais du lugubre, c’est le jardin des souvenirs.

Je trouvais même que cette atmosphère particulière ne manquait pas de charme. Bien sûr, le soleil d’automne y était présent avec moi et les fleurs de la Toussaint offraient à l’endroit une sympathique palette de couleurs vives. Mais je trouvais décidément ce cimetière tellement…vivant !

Je me suis arrêté à plusieurs reprises devant de très anciens monuments aux gravures altérées par le temps. Ces réalisations démesurées d’autrefois me paraissaient tout d’abord un peu arrogantes. Et puis, finalement, chaque époque se raconte à sa façon et les modes se succèdent…

Une petite croix en fer paraissait bien anonyme entre deux mastodontes… Pas ou plus d’épitaphe, une histoire d’enfant peut-être, un destin qui aurait frappé une modeste famille, il y a très longtemps… J’imaginais plusieurs épilogues.

Une promenade au cimetière ? Non, ce n’est pas une « drôle d’idée » ! Il faut s’y inviter spontanément, comme à la lecture d’un beau livre, avec tout le respect qu’il mérite…

Jean Marcelle

Un cimetière témoin de l’ Histoire

Alpha d’un côté du portique, oméga de l’autre. Le symbole constitué par la première et le dernière lettre de l’alphabet grec est fréquent dans les cimetières. On peut supposer que le concepteur du portique a voulu suggérer la durée de la vie

A la veille de la Toussaint, il nous a paru opportun de pousser la grille de notre cimetière pour aller à la rencontre du patrimoine funéraire qu’il renferme.
Nous vous invitons à prendre le même chemin que nous pour découvrir, ou redécouvrir ce petit patrimoine qui mérite toute notre attention.
Nous vous présentons ce dossier en deux volets.
Les Croix en Fonte d’art témoins d’une époque et quelques tombes remarquables par la notoriété des personnes qui y reposent.

Nous souhaitons simplement vous transmettre cette part de notre histoire en espérant stimuler votre curiosité.

Les croix en fonte d’art

Les croix en fonte apparaissent au 18è siècle et la plupart encore visibles dans nos cimetières remontent au 19è dont le développement va de pair avec l’évolution de la métallurgie du fer et de l’urbanisme. C’est le début de l’ère industrielle.
Si les archéologues industriels ont consacré des études importantes à l’emploi de la fonte dans la construction, les objets courants, ceux qui forment aujourd’hui le « petit patrimoine », n’ont pas eu la même chance.
Leur dispersion, la faible valeur marchande et leur état de conservation fort variable ont découragé les recherches historiques. Objets de série, ils mettent en œuvre une méthode d’analyse particulière et la comparaison typologique d’un très grand nombre d’exemplaires. C’est le travail infiniment long et minutieux réalisé par des chercheurs à propos des croix de fonte de nos cimetières. (Références en fin de dossier)
Leur étude fait plus que remettre à l’honneur un héritage qui nous touche : elle mène une incursion dans le quotidien de l’âge de la fonte.
Pour obtenir par moulage plusieurs pièces identiques, il faut au préalable établir un modèle puis, à l’aide de ce modèle, confectionner des moules, généralement en sable, dans lequel on verse le métal en fusion.
Le modèle est construit en bois sec et capable de prendre un certain poli : sapin pour les modèles de grandes dimensions et noyer pour les petits modèles.
Le crottin de cheval était utilisé pour consolider le sable qui devait constituer le noyau. Il était d’ailleurs fréquent autrefois de ramasser le crottin pour le vendre aux petites fonderies artisanales.
Une fois la fonte refroidie, le démoulage pouvait s’effectuer. Restaient alors les opérations de finition : ébarbages au burin et/ou à la lime.

La grande période est bien le 19è siècle avec l’arrivée des croix ajourées et s’étire dans le début du 20è.
Il n’y a pas moins de 15 fonderies belges ayant fondu des croix. Parmi celles-ci la fonderie Nestor Martin à Huy bien connue pour un autre type de produit, et dont la période de fabrication de croix se situerait entre 1875 et 1925.
Nos voisins français de Charleville-Mézière ont également fabriqué des croix qui s’exportaient en Belgique.
Généralement, la production des croix s’arrête au 20è siècle dans les années 30-40.

Chaque croix est une petite œuvre d’art.
L’outrage du temps fragilise la fonte qui rouille et se casse et une prise de conscience privée ou collective permettra de sauver ce riche mais fragile patrimoine qui ne demande qu’à être préservé.

Nous vous les présentons sous forme de relevé photographique.

L’ornementation

A la croisée du fût et de la traverse, c’est bien entendu le Christ en croix qui est la scène la plus souvent représentée. Mais outre la Crucifixion, d’autres éléments symboliques ornent aussi les croix.
Représentation de la vierge, St Jean Baptiste, têtes d’anges, Epis de blé et feuilles de vigne – c’est à dire pain et vin qui représentent l’Eucharistie.
Si ces éléments sont utilisés pour leur valeur symbolique, les motifs géométriques, a priori moins porteurs de sens et plus purement décoratifs, peuvent cependant aussi évoquer des éléments religieux comme les évidements en forme de fenêtre d’église gothique.
Bien souvent dans les croix de fonte, les extrémités du montant et des bras sont en forme de volutes et la base du pied s’orne de motifs végétaux.
On peut aussi trouver l’abréviation latine de Jésus de Nazareth roi des juifs ( Iesus Nazarenus Rex Judaeorum ), texte placé par Ponce Pilate sur la Croix de Jésus, le « sigle » INRI est le plus fréquent sur les croix. On peut aussi trouver, mais moins souvent, le monogramme du Christ, IHS, (abréviation latine de Jésus Sauveur des Hommes, Iesus Hominum Salvator ) qui est parfois simplifié à l’extrême en H.

Lecture d’une croix avec les symboles qu’elle contient

A la base de la croix, on trouve deux personnages vêtus de robes larges au drapé soigné. Celui de droite, reconnaissable aux deux clés qu’il tient sur sa poitrine est Saint-Pierre. Saint-Pierre est détenteur de deux clés, l’une en or céleste, l’autre en argent terrestre. Il a ainsi la capacité d’ouvrir et de fermer les portes du paradis.
Celui de gauche, St Paul, porte une épée, objet de son martyre avec lequel il fut décapité.
Dans la tradition catholique, tous deux sont fêtés le même jour, le 29 juin, jour de leur martyre. C’est le 29 juin que St-Pierre aurait été crucifié la tête en bas dans le cirque du Vatican alors que St-Paul aurait été décapité sur la route d’Ostie au lieu dit les Tre Fontane, car, selon la légende, sa tête aurait rebondi trois fois sur le sol et à chacun de ces trois emplacements une source aurait jailli.
Ces deux personnages encadrent le calice et l’hostie rayonnant sur le monde.
Au centre de la croix le Sacré Cœur représenté par Jésus tenant d’une main et montant de l’autre son cœur flamboyant.
Le décor de chaque extrémité semble reprendre la croix maltaise dont les huit points externes sont symboliques de la régénération. Ils sont aussi parfois supposés représenter les huit béatitudes. Cette croix était l’emblème des chevaliers de St. Jean.

Photos et texte
Rita Beaurain

Souvenirs dans la pierre
Le cimetière de Gougnies recèle en outre quelque tombes qui méritent l’attention, moins par la beauté ou l’originalité du monument que par le défunt qu’il recouvre.
Notre site comporte déjà des informations sur trois des quatre personnages dont il va être question, mais nous vous les présentons à nouveau succinctement

Adelin Piret

Sur la dalle en granit Lanhelin de Bretagne de la tombe d’Adelin Piret et de son père, on peut lire « Adelin Piret, conseiller provincial, officier de l’Ordre de Léopold avec liserés d’or, né à Gougnies le 19 janvier 1840, lâchement martyrisé et fusillé par les hordes allemandes le 25 août 1914 à Le Roux (Fosses). Seconde photo: un détail de la couronne en bronze surmontant la dalle. Son portrait en médaillon.
Les soldats allemands sont entrés dans Gougnies au matin du 23 août 1914. Les troupes françaises venaient d’évacuer le village, mais une dizaine de blessés étaient soignés dans la ferme du « château Piret » qui existe toujours sur la place de Gougnies. Ce bâtiment, aujourd’hui disparu, se trouvait de l’autre côté de la route.
C’est là que l’épouse et la fille d’Adelin Piret ainsi que d’autres habitants de Gougnies s’affairaient autour des blessés.
Vers midi, les soldats allemands mirent le feu à la ferme. Voyant l’incendie, Adelin Piret dont le fils Maurice avait été tué dans des combats à Ougrée une quinzaine de jours plus tôt, se serait précipité vers les Allemands, les traitant d’assassins. Il fut frappé et fait prisonnier. Son martyre, évoqué sur la dalle funéraire, commençait, tandis que dans l’incendie périrent six des soldats blessés.

Peut-être parce qu’il était un notable -conseiller provincial- il fut le plus maltraité des six prisonniers civils que les Allemands avaient faits à Gougnies. Il fut battu, attaché à un chariot tiré par des chevaux et obligé de suivre à reculons.
Avec ses compagnons d’infortune, il fut traîné de Gougnies à Biesme, puis de Biesme à Gougnies et le mardi matin, sans qu’ils aient pu manger ni boire depuis leur arrestation, les malheureux furent amenés à Devant-les-Bois puis à Cocriamont, hameau de Le Roux où on l’abattit d’une balle dans la tête.

Lucien Dautrebande

La tombe familiale et le portrait du professeur
En 1894, naissait à Gougnies Lucien Dautrebande qui allait devenir une sommité dans le monde médical.
Son palmarès est impressionnant : docteur en médecine, docteur en Sciences, docteur en philosophie de l’Université d’Edimbourg, docteur Honoris Causa de l’Université de Bordeaux, membre titulaire de l’Académie Royale de Médecine de Belgique, professeur émérite de l’Université de Liège.
Il s’était engagé comme volontaire en 1914 et c’est sans doute à l’armée qu’il débuta sa formation de médecin. Il fut attaché comme aspirant à l’hôpital de Louvain et fut ensuite affecté à différents hôpitaux militaires en France puis de nouveau en Belgique et en Allemagne (armée d’occupation) jusqu’en 1920.
Il travailla alors dans un prestigieux laboratoire de recherches en Angleterre et, très tôt, publia des études dans le domaine, notamment, de la médecine respiratoire. Après la Seconde guerre mondiale, il travailla à l’université de Rochester (Etats-Unis) non sans poursuivre des recherches à Liège où il donnait des cours de pharmacologie et à Nancy.
Outre son prestigieux palmarès médical, on ne connaît guère de détails quant à la vie du professeur Lucien Dautrebande si ce n’est qu’il était le fils d’Emile Dautrebande et d’Elise Poulet de Mettet. Son père était peut-être tailleur d’habits.

A Gougnies, à une époque antérieure à 1948, le professeur Dautrebande avait son cabinet et habitait au 19 de la rue de Dinant. Lorsqu’il décéda accidentellement le 23 novembre 1968 à Uccle, il était domicilié à Bruxelles et avait perdu son épouse, Fernande Hamann.
Sa mémoire est perpétuée aujourd’hui par une fondation portant son nom et qui, depuis 1973, attribue un prix triennal de médecine. Selon sa volonté, 10% de la somme attribuée peuvent en être distraits au profit d’un « enfant de Gougnies » désireux de se perfectionner dans la discipline qu’il a choisie.

Plus de détails sur ce personnage hors du commun et la fondation en cliquant ICI

James Hamilton Smith

Un champion de la malchance repose près de l’entrée du cimetière : l’aviateur britannique. James Hamilton Smith, second lieutenant à la RAF, a été abattu en opération le 10 novembre 1918, la veille de l’armistice ! Il était âgé de 19 ans.

Ce jour-là, il était embarqué à bord d’un « De Havilland 9 » pour une mission de reconnaissance photographique dans les lignes ennemies. L’appareil, piloté par le second lieutenant C.H. Thomas a été abattu par la défense aérienne allemande et s’est écrasé près de Gougnies. Le lieutenant Smith a succombé à ses blessures et a été inhumé ici par les Allemands. tandis que son compagnon était fait prisonnier.

Après la guerre la commune a fait don de la parcelle à l’Etat belge qui l’a rétrocédée à la
Commonwealth War Graves Commission qui, depuis, entretient la tombe.

D’autres détails sur le lieutenant Smith et sa mission : cliquez ICI

Guillaume Olislaegers

Guillaume Olislagers était originaire de Liège, mais est venu habiter Châtelet lorsqu’il prit la direction des moulins « La Royale » à Châtelineau.
Veuf, il habitait avec sa fille puis, jusqu’à sa mort, avec le couple que celle-ci forma avec Pierre Alexandre dont la maman était Léona Berny de Gougnies. C’est ainsi que Guillaume Olislaegers fut inhumé ici dans le caveau familial.
En tant que poète wallon, il faisait partie du « Royal Caveau Liégeois », société littéraire wallonne d’esprit populaire qui existe toujours. (1)

(Ces renseignements nous ont été transmis par sa petite-fille Paule Alexandre que nous remercions)

Sur la tombe une plaque a été placée pour rappeler sa mémoire. Un de ses poèmes y est gravé.
Sa traduction en prose :
Ici je dors bien paisible
Sous la terre qui me recouvre
Bercé par les doux chants
Des petits oiseaux des champs

La commune de Gerpinnes a entrepris un chantier de digitalisation de ses dix cimetières. Sur base de photos aériennes le but est, à terme, d’identifier chaque tombe, son état et son statut au niveau, notamment, de la durée de la concession, ainsi que de repérer les espaces disponibles. (2)

La localisation des quatre tombes évoquées ci-dessus

Ben
Photos
Rita Beaurain

Références :
La fonte en Wallonie : Les croix de nos aïeux – Françoise Lempereur – Ed. du Perron – 1992

DULIEU, Paul G. (2005) – Les croix de fonte de nos aïeux. Un petit patrimoine trop négligé. Wallonia Nostra, publication de Wallonia Nostra, fédération des associations wallonnes de défense du patrimoine, N° 34, 1er trimestre 2005, pages 28-29.

Liens :
Patrimoine religieux
Musée en Piconrue Bastogne

(1) Théâtre wallon et
Royal caveau liégeois

(2) Article paru dans le journal
Vers l’Avenir le 2 novembre 2011