Renato Nanni

Renato, Maggy et une rose d'octobre.
(Photo Ben)

Le 3 février 1951, Renato Nanni travaille au marteau-piqueur dans le fond de la carrière Marmor. Il y a là aussi Sergio Ricci, un autre Renato, Alessander, Octave Defoy, Renzo Folador et quelques autres. Ils ne se doutent pas que la mort rôde par là…
Peu avant 11 heures, le contremaître Fernand Poncelet , le Grand Fernand, les fait tous remonter pour aller charger des blocs en surface : pressentiment, hasard ?
Fernand remonte avec eux les 97 marches puis redescend, seul, pour aller couper une pompe désamorcée.

Dans ces minutes là, quelque chose s’est passé : le contremaître a été certainement alerté par des signes que son expérience lui ont permis de comprendre car lorsqu’il les rejoint, il leur dit :  » c’est fini : je ne descendrai plus… « . Quelques instants plus tard, dans le fracas qu’on imagine, une paroi s’effondre sur toute la longueur et toute la profondeur de la carrière et sur 5 mètres de large. Les outils, les moteurs: tout le matériel est enseveli sous des milliers de tonnes de pierres, mais il n’y a pas une seule victime.

Renato avait 25 ans et vivait depuis 3 ans à Gougnies. Aujourd’hui, tous les compagnons avec qui il partageait le danger ont disparu. Il se souvient avec précision de tous les événements qui l’ont marqué: ils furent nombreux et, le plus souvent, pénibles.
« Mes jeunes années ont été malheureuses explique t-il. Je suis né en exil, à Lille, le 3 novembre 1925 parce que mes parents avaient fui le régime de Mussolini et je n’avais que 5 ans quand ma mère est morte. Mon père ne voulait pas rentrer en Italie et c’est donc mes grands-parents paternels qui m’ont recueilli avec ma soeur à Stiappa di Pescia ». C’est une petite ville de Toscane, proche de Lucca, célèbre pour ses fleurs.

Terrassier, fossoyeur, docker...

C’est là que Renato grandit. En septembre 1943, l’Italie capitule et les Allemands se retournent vers leurs anciens alliés. Comme ceux de son âge, il avait été enrôlé dans une sorte de milice qui n’était ni l’armée ni les fascistes. On l’amène de force à Modène, en Emilie, dans une caserne.
Il se sauve et rentre à Stiappa où il va se terrer dix-sept jours durant dans une cave. C’est dur à 18 ans : le 18e jour, il craque, fait 50 mètres dans la rue, un fasciste le reconnaît et le dénonce aux carabiniers. Retour à Modène d’où on l’envoie à l’Ile d’Elbe.
« Comme Napoléon, sourit Renato qui constate cependant : j’étais moins bien traité que lui ». De fait : par crainte d’un débarquement des Alliés, les allemands font creuser des tranchées à Renato et à ses compagnons embrigadés dans le travail obligatoire.
Effectivement, le 18 juin 44 à l’aube, un duel d’artillerie commence entre des bateaux français de l’Armée d’Afrique et les batteries côtières allemandes, puis c’est le combat au sol. Enfermé dans une casemate avec les autres italiens prisonniers, Renato voit par une meurtrière les Tirailleurs Sénégalais et les Chasseurs d’Afrique, de farouches soldats en djellaba qui remportent la victoire sur les allemands … et le font prisonnier. Le voici devenu fossoyeur pour les morts des deux camps.
En novembre 1944 c’est en Corse que les détenus sont envoyés et cette fois c’est à la Légion étrangère qu’il a affaire et notamment à un certain Emile Lechat. On imagine sa stupéfaction quand il le rencontrera quelques années plus tard jouant du fifre dans la batterie de Gougnies !
Un an s’écoule encore : à Bastia, on leur fait vider un dépôt allemand de munitions caché dans un cimetière ; à Tatone, ils récupèrent des scories ; à Ajaccio il faut décharger des bateaux ; un peu partout on reçoit des coups pour un oui ou pour un non… et c’est enfin le retour à Stiappa le 25 novembre 1945.

Son père est alors en Belgique et lui propose de venir le retrouver. Renato répond qu’il veut bien émigrer, mais seulement quand sa soeur Eda se sera mariée, ce qu’elle fait deux ans après… et Renato se retrouve dans un charbonnage à Lodelinsart. Passer de l’air vif et de lumière de Toscane à l’obscurité et à la touffeur d’une mine, il ne le supporte pas et s’arrange pour se faire muter. On l’envoie à Fontaine-l’Evêque pour une embauche à la carrière. Au bureau, il comparaît devant une brave dame qui fait de son mieux en italien mais tombe dans le piège des « faux amis » nombreux entre cette langue et le français.
« Elle me demandait si je connaissais la carriera, si la carriera m’intéressait. Pour moi, la carriera c’est le long parcours professionnel de quelqu’un, or je voulais rentrer au pays dès que possible, donc : pas question de carriera (1) en Belgique ! J’ai dit non. Elle m’a renvoyé au bureau de placement qui ne m’a plus demandé mon avis et c’est ainsi qu’en mars 1948 j’ai débarqué du bus sur la place de Gougnies devant le café Wilmot. »

L'arrivée au phalanstère

« La patronne, Marie-Louise, m’a indiqué la direction du phalanstère. Arrivé là, c’est Jeanne, l’épouse de Dino Sodini, qui m’a accueilli. Elle m’a fait déposer mon barda dans le bâtiment central puis m’a envoyé sur le chantier de la carrière (2) C’est la première fois que j’en voyais une. En bas, au pied des 97 marches, les ouvriers étaient tout petits… « 
C’est là que Renato a travaillé jusqu’à l’effondrement, trois ans plus tard. Ensuite, il a été affecté à d’autres travaux, notamment le polissage. En tout, sa carriera à la SA Marmor fut de onze années avant qu’il aille travailler aux laminoirs de Moncheret.

Renato peu après son arrivée à Gougnies. Un panorama de Stiappa.
(Photos collection famille Nanni)

Faisons le compte : Renato arrive en mars 1948 à Gougnies et le 22 décembre 1952, il épouse Maggy. Cela fait 57 mois de vie de célibataire. Comment se débrouillait-on au phalanstère ?
Renato se souvient : « j’ai d’abord pris pension pendant une quinzaine de jours dans une famille, puis j’ai eu envie de liberté. Je me suis installé chez Lina et Giuseppe qui habitaient au phalanstère depuis 1924. J’y avais une petite chambre ; j’ai acheté une casserole, un petit réchaud et avec Romeo Di Grado, également de Stiappa, on se faisait à manger.
Les journées étaient de 8 heures, samedi compris et après on essayait de se faire un peu d’argent supplémentaire en travaillant de-ci de-là. Par exemple, avec Sergio Ricci j’ai acheté deux hectares de bois à couper entre Fraiture et Fromiée. »

Il en fallait du courage. Mais formé à la dure, malgré lui, par les événements qui ont jalonné sa jeunesse il n’en a jamais manqué : ses vacances de 1956, quinze jours seulement, il les a consacrées à creuser les fondations de ce qui allait devenir sa maison, rue de Namur. Pas moins de 110 mètres cubes de terre et de roches, soit 21 camions, à la pelle et à la pioche et avec l’aide de quelques amis. Il fallait aller vite : les camions étaient loués à l’heure !

(1) En italien, une carrière, au sens d'excavation, se dit cava
(2) Il s'agit de la carrière dite "Mainchevaux" qui se trouvait à gauche en quittant Gougnies vers Fromiée
La carrière Maincheveaux avant l'effondrement. A gauche : la rampe pour remonter les blocs et l'escalier.
(Photo collection famille Cabut)
Des blocs en cours d'extraction et les polisseurs à la "grenouillère". A la machine d'avant-plan : Emilio Rapallini. Derrière : Renato Nanni. A gauche : Romeo Di Grado.
(Photos collection Jacques Monnoyer)
Jour de fête à Marmor. A l'avant-plan, de gauche à droite: Massimo Sodini, Germain Caulier et Julien Maginet

(Photo collection famille Cabut)
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