Préparatifs de l’expédition
Au niveau du matériel nécessaire au succès de l’expédition, la check-list se limitait à peu de chose. Il était indispensable de s’équiper de vêtements appropriés dont le niveau d’usure pouvait accuser de nombreuses agressions sans attirer au retour les foudres de maman. Quoi qu’il en soit, les membres de l’expédition étant toujours soucieux d’affirmer leur virilité, les courtes culottes restaient évidemment de mise. L’aventure se voulant digne de ce nom, il n’était pas question d’emmener quelque ration de survie que ce soit et les aventuriers comptaient sur la nature pour les sustenter en cas de besoin ou tout simplement de gourmandise.
Afin d’accéder plus rapidement au site de l’ascension, l’usage de véhicules était recommandé dans la mesure où ceux-ci s’avéraient absolument écologiques. Les petits vélos, souvent rafistolés par Papy, faisaient parfaitement l’affaire. Le tronçon de voie principale à traverser ne présentait pas à l’époque les dangers d’aujourd’hui. La densité du trafic était plutôt modeste et les usagers manifestaient un civisme qui énerverait manifestement les actuels cinglés du champignon abrutis par les vibrations émises par les basses d’un tuning intempestif.
La traversée du « pont noir »
Cette étape de l’expédition devait faire l’objet d’une coordination bien orchestrée par le groupe de participants. En effet, ce tunnel en cailloux du pays et au tablier métallique permettait aux carriers de Marmor d’accéder à leur usine en passant directement sous les voies du chemin de fer. Le but de l’opération était de synchroniser la traversée du pont noir avec le passage d’un convoi. Le tintamarre de la locomotive crachant fumées et vapeur, tractant quelques wagons chargés de marbre ou de mitrailles provoquait immanquablement chez les petits aventuriers une excitation bien légitime. Si le groupe ratait malheureusement le premier passage, un peu de patience suffisait. Le train s’arrêtait peu avant le passage à niveau inscrit dans le « S » de la route, là où le cheminot basculait l’aiguillage, et le convoi repartait dans l’autre sens.
Le "pont noir" est aujourd'hui désaffecté, son tablier est ajouré, le vacarme des convois s'est éteint, mais il a gardé de son ambiance...
Photo Arnaud
Les petits vélos n’étant pas équipés comme le sont de nos jours les VTT performants, c’est en les poussant que les membres de l’expédition sortaient du pont en empruntant la rampe donnant accès au site de l’usine. Cependant, cette traversée obscure permettait à certains de s’enorgueillir de leur équipement. En effet, les machines les plus complètes disposaient d’un éclairage dont ils étaient très fiers de démontrer l’efficacité dans le pont noir. La dynamo rudimentaire entraînée par la roue avant de leur vélo leur volait un sérieux capital d’énergie mais leur offrait, avec beaucoup d’imagination, le même faisceau lumineux que le train d’atterrissage d’un Boeing.
L’épreuve des orties
Après avoir longé les installations de Marmor, le petit groupe arrivait au « Champ du Recteur », jouxtant le chemin caillouteux de Fromiée et protégeant de sa végétation sauvage la fraîcheur de sa carrière. L’excitation des explorateurs en herbe montait d’un cran, la motte à escalader se dressait là, sur le site, à proximité de l’émeraude apaisante d’une eau tranquille. Avant d’entreprendre l’ascension proprement dite, les jeunes aventuriers ne pouvaient résister au plaisir de troubler le calme du plan d’eau en y lançant les plus grosses pierres que leur permettaient des petits biceps en pleine formation. Le volume du projectile était donc directement proportionnel au nombre de tartines de cassonade ingurgitées au petit déjeuner. Il influait également sur le degré de résonance du « plouf » accentué par l’acoustique des parois rocheuses de la carrière.
Mais pour accéder à ce petit bonheur, il fallait braver les orties, ces rabat-joie urticantes omniprésentes dans les jeux d’enfants de la campagne. Elles constituaient bien sûr une protection efficace contre une éventuelle disparition impromptue, et très rare à l’époque, des vélos abandonnés dans le fossé, mais jouaient sur les jambes nues une véritable symphonie de picotements en « aïe » et « ouille » majeurs. C’est donc les gambettes envahies de fourmis imaginaires et colorées de rougeurs histaminiques que les membres de l’expédition s’attaquaient à la face nord de la motte.
Les épines prennent la relève
Les premiers mètres s’avéraient particulièrement délicats. Le sentier d’accès s’improvisait dans un dédale de ronces et d’aubépines. Ces dernières se montraient agressives et il fallait réellement s’en méfier. La cordée devait s’espacer car les branches repoussées par le premier pouvaient fouetter le visage du second, phénomène vivement déconseillé vu le nombre et la dimension des épines. Les ronces s’avéraient également efficaces dans l’art de l’auto-défense, mais elles avaient un petit côté bien sympathique et non négligé par les explorateurs : les mûres. Le plus gourmand était facilement repérable par la couleur violacée de ses commissures et la densité de griffures sur les avant-bras.
En prenant de l’altitude, la végétation hostile devenait moins dense et sur les cailloux de granit, avec un peu de chance, on pouvait repérer le petit bijou des rocailles : la fraise des bois. Lorsque le soleil d’été avait mûri avec soin ces fruits rouges, la gourmandise devenait raffinement tant la délicatesse de leur goût ravissait les petits palais. L’informatique permet aujourd’hui de simuler sur écran ce genre d’aventure, mais nul programme au monde ne peut créer cette atmosphère de liberté et exhaler tous les parfums de campagne naturellement présents dans le souffle de notre terroir.
Et puis, le sommet
Les cailloux dénudés de leur mousse et chauds de soleil annonçaient les derniers mètres de l’ascension. Au sommet, un énorme bloc extrait de la carrière et visiblement dépourvu de marbre trônait comme un piédestal offert aux petits vainqueurs de la motte. Les membres de l’expédition, sans aucune mauvaise intention, provoquaient la fuite paniquée de quelques petits lézards réchauffant leur sang froid aux rayons bienfaisants. Ils se hissaient alors sur la dalle et savouraient leur exploit en narguant l’horizon. Une vue magnifique s’offrait à leurs yeux. Au-delà de l’usine Marmor, le village de Gougnies s’étendait joliment. Porté par le vent, le chant mécanique des ateliers Marcelle rythmé par les coups de cymbales des chutes de mitrailles était ponctué par la sirène de Marmor.
Les petits explorateurs étaient les invités privilégiés au grand spectacle de la vie de leur village. Cela aussi faisait partie de l’éducation dans le cadre du respect de l’environnement, patrimoine dont chacun d’entre eux était un héritier.
Que du bonheur
Ce genre d’expédition est d’une autre époque, c’est dommage. Quand on y pense, presque 50 ans plus tard, on se rend compte du capital bonheur que cela pouvait constituer. Les mottes ont toujours fait partie de notre paysage comme les enfants houillers ont grandi parmi les terrils. Quand ceux-ci sont rabotés au nom du profit, les anciens du pays sont touchés au plus profond de leur âme.
Nos enfants et petits-enfants n’ont certes plus le même rapport avec ces vestiges d’hier. Sans doute un jour les mottes disparaîtront-elles et les nouvelles générations ne s’en émouvront pas outre mesure. Mais tant que les acteurs de ces expéditions de notre jeunesse respirent avec leur terroir, s’il vous plaît, respectez nos mottes.
Jean Marcelle
Nous avons constitué un dossier spécialement consacré aux anciennes photos des carrières de Gougnies. Certaines figurent déjà sur le site, d’autres sont inédites. Pour le consulter cliquez ICI
Voir aussi Les carrières en 1949
et Les Puissant: fer et marbre