Dimitri Belayew: un regard sur mille an de paysages de Gougnies.
Photo Arnaud Tombelle
Dimitri Belayew est un gougnacien de longue date : en ce 1er mai 2015, il y a 37 ans qu’il a acheté sa maison, rue des Fonds à deux pas du « château d’en bas » de Mme del Marmol. Ex-enseignant à l’Université de Namur et à la Haute école Léonard de Vinci, ce géographe spécialisé dans l’étude des paysages, aujourd’hui occupé par son bureau Paysages Expertises et Formations a bien entendu scruté son village sous ses divers aspects et a mis le doigt sur les divers changements intervenus dans le temps en raison de l’évolution de l’agriculture puis, plus tard, de l’industrie du fer et de la pierre.
Un bond en arrière…
« Avant le IXe siècle, explique t-il, l’agriculture était essentiellement itinérante. Quand la terre, surexploitée, devenait stérile, on défrichait de nouvelles parcelles en forêt. Lorsqu’elles étaient trop éloignées du lieu d’habitation, on démontait sa maison et on déménageait vers les terrains plus généreux que l’on cultivait à ce moment-là. »
Tout simple, mais ça ne pouvait durer…
Le salut des âmes
« Des écrits et des traces archéologiques démontrent que tout commence à changer durant l’époque carolingienne (VIIIe – IXe siècle) et qu’autour de l’an mille le canevas de base de notre territoire est en place, poursuit M. Belayew. Ce bouleversement est dû à trois raisons principales :
– Une importante croissance démographique : quand on est plus nombreux il n’est plus possible d’émigrer « sauvagement » à la recherche de terres fertiles ;
-L’abolition du servage : les grands domaines ne bénéficient plus de main d’œuvre gratuite ;
-La conversion au catholicisme des grands propriétaires. Ils croient désormais au Jugement dernier et tremblent pour le salut de leur âme. »
Carence de main d’œuvre et nouvelles croyances amèneront les « seigneurs » à se défaire d’une partie de leurs terres : ils garderont une « réserve » sur laquelle ils feront bâtir un château-fort ; en guise, en quelque sorte d’assurance « rémission des péchés », ils donneront des hectares à l’une ou l’autre congrégation religieuse et feront bâtir une abbaye et des églises, celles-ci ayant vocation d’être le mausolée de la famille ; enfin, la 3eme partie du domaine sera scindée en portions propres à être cultivées par une communauté paysanne. Celles-ci seront cédées à des «manants » (1) qui peuvent y construire leur maison à condition de rester sur place, de cultiver la terre et, bien entendu, de payer une redevance (le cens) au seigneur pour l’usage des terres qui lui appartiennent toujours.
On assiste à cette époque à la mise en place des « finages » (2) qui constituent la base de l’organisation de nos campagnes
Bientôt des églises seront édifiées dans chaque finage. On y voit l’origine des paroisses, paroisses satellites, en fait, de la principale, celle qui entoure le château.
« Le cas de Gerpinnes illustre bien le phénomène, explique Dimitri Belayew : au départ, une seule paroisse, très étendue, couvrant tout le territoire, puis la création progressive de paroisses dans les différents finages au fur et à mesure que le nombre d’habitants augmente. On peut imaginer qu’une fois l’an, sans doute à la fête patronale, le curé principal et ses fidèles se rendaient en procession dans les différentes églises satellites. On peut y voir l’origine de nos « Tours » (3)
Le berceau de l’Escuchau
Comment vit-on à Gougnies et à quoi ressemble le village à l’époque ?
« Gougnies, remarque M. Belayew, reste un petit village jusqu’au XVIIIe siècle. Il est composé de petites maisons d’ouvriers agricoles. Les premières sont situées vraisemblablement dans la partie arrière de l’actuelle rue de l’Escuchau jusqu’au chemin qui mène aujourd’hui à la station d’épuration (4).
Avec le parcours de la Biesme dont l’importance se révélera plus tard au chapitre de l’expansion industrielle, la grande chance de Gougnies est que le village est orienté plein sud et n’empiète pas sur les riches terres agricoles (limon sur calcaire) que l’on trouve au sud du village en allant vers l’orée actuelle du bois de Scu. Celui-ci a d’ailleurs été largement défriché sur son versant donnant vers le village pour permettre la culture. Les grosses fermes, comme Fraiture ou celle de Villers, plus tard les Longs Bonniers, ont monopolisé ces riches terrains conquis sur la forêt. C’est là et dans de plus modestes exploitations que se louent les journaliers.
Un autre atout est que le village se situe à la croisée de deux chemins importants, l’un de Beaumont à Namur, l’autre de Mons à Dinant »
Comment est-on passé de l’agriculture itinérante à la sédentaire ?
Les paysans cultivent essentiellement des céréales car c’est la seule denrée qui se conserve d’une récolte à l’autre et ils appliquent la technique de l’assolement triennal (5), pratique dont on trouve encore la trace dans nos baux 3-6-9.
Quant au bétail, sa fonction principale est de produire du fumier pour fertiliser les sols.
« La place communale de Gougnies, explique le géographe, était vraisemblablement le lieu de concentration des bovins appartenant aux diverses familles (6). Là, à la belle saison, les bêtes étaient prises en charge par le berger communal, le herdier, qui conduisait le troupeau sur les lieux de pacage libre : la plupart du temps il s’agit de sous-bois riches en taillis, herbacées et, sous les chênes, de glands : c’est la « glandée ».
Le soir, poursuit-il, les bêtes sont ramenées dans les différentes étables… et la digestion fait le reste. Les excréments mélangés à la litière formeront le précieux fumier qui sera répandu sur les champs. »
Deuxième pan de l’activité agricole : les moissons.
« A partir de la mi-juillet, poursuit Dimitri Belayew, les céréales sont fauchées et rassemblées en gerbes qui, chargées sur des chariots, seront ramenées dans les granges du village où elles seront mises à sécher en attendant le battage qui se fait toute l’année au fur et à mesure des besoins. »
Troisième pan : les foins
« En fin de printemps, les prés de fauche de fond de vallée – en ce qui concerne Gougnies, le long de la Biesme,- sont fanés et le foin ramené dans les fenils du village. Ces espaces seront ensuite dédiés à la « vaine pâture » : il n’y aura donc pas de regain.
Le pacage pour le fumier, les moissons pour nourrir les hommes, les foins pour le bétail : le village de Gougnies est idéalement implanté à la charnière entre ces trois terroirs d’activités nécessitant un transport par chariot » souligne le géographe.
A cette époque, Gougnies est donc un petit village bâti de maisons souvent en torchis. Pour ceux qui ne possèdent pas de terres, la seule possibilité de revenus est de se louer à la journée dans les fermes.
Maîtres de forges providentiels
Mais en hiver, il n’y a plus de travail dans les champs. La vie est dure pour ces manouvriers.
« Ils seront sauvés, explique t-il, par les maîtres de forges qui, attirés par les minerais de fer dont regorge une partie du village, par la force hydraulique de la Biesme et le charbon de bois que l’on peut tirer des forêts, s’établiront le long de la rivière au XVIIe siècle, peut-être même dès le XIVe déjà.
Les journaliers agricoles, à la mauvaise saison, iront s’établir dans les bois où ils se construiront des baraques (7) dans lesquelles ils vivront pour alimenter et surveiller les foyers qui produisent les « chips » de charbon. Le travail est désormais assuré toute l’année.
Les maîtres de forges, quant à eux, amassent des fortunes considérables qui leur vaudront l’accès à une certaine aristocratie ».
L’essor de Gougnies est-il pour autant définitivement assuré ? Non.
Deuxième chance : le chemin de fer
La population croissant, on procède à de nouveaux défrichements pour augmenter les surfaces agricoles et d’autre part la production de charbon de bois est vorace.
Le bois devient rare ce qui vaudra au village de changer d’aspect. A partir de la moitié du XVIIIe siècle, les maisons vont connaître la « pétrification » en ce sens que les murs de torchis seront remplacés par de la pierre.
Quant au charbon de bois, vu la rareté de la matière première, il atteint des prix prohibitifs pour les maîtres de forges, or c’est le moment où apparaît la houille plus calorique. Le plus important de ces industriels, Ferdinand Puissant, quitte Gougnies en 1830 pour créer « La Providence » à Marchienne au Pont.
Mais l’arrivée du chemin de fer va sauver la mise. La ligne Acoz-Mettet inaugurée en 1887 va permettre d’écouler vers les villes la production des carrières qui se sont industrialisées depuis 1860 et on trouvera des cheminées en « Sainte Anne » dans toutes les riches demeures du continent. Quant aux Ateliers Marcelle, le train ouvre la porte vers le port d’Anvers, le Congo et le Moyen-Orient notamment, à leurs productions métallurgiques.
Toutes les conditions étaient réunies pour une formidable expansion.
Les carrières fonctionnèrent jusqu’en 1951 et les Ateliers Marcelle jusqu’en 2005.
Ben
Voyez aussi:
Le dossier Ateliers Marcelle
Le dossier Les carrières en 1949
Le dossier Les carrières en activité
Le dossier Les Puissant: fer et marbre
Notes :
(1) Le terme vient du latin « manere » = rester, demeurer.
(2) « C’est l’ensemble des terres, aux limites imprécises jusqu’à l’époque moderne, nécessaires à la vie d’une communauté rurale : le finage englobe donc les jardins, les champs, les prés, exploités individuellement, les landes et les bois, utilisés collectivement. Le finage est l’élément d’unité le plus solide de la communauté villageoise, qui peut être par ailleurs morcelée entre plusieurs juridictions laïques ou religieuses. »
(Françoise Moyen, « Finage », Encyclopædia Universalis)
(3) Cette pratique se retrouve aussi dans les « Rogations », une procession qui, une fois l’an, faisait le tour de la grande paroisse afin de bénir les terres. La dévotion à sainte Rolende, le périple qui lui est attribué et la procession en son honneur, y trouvent sans doute leur origine.
(4) C’est là, dans l’actuel jardin de Jean-Marie Van Malcot que pourrait se situer ce qui fut la première église (ou, du moins, chapelle) du village.
(5) L’assolement triennal est un type d’assolement qui consiste à partager un terrain agricole en trois surfaces de cultures différentes, appelées soles ou pies :
– une sole accueille les céréales d’été (ensemencé au printemps, par exemple d’avoine ou d’orge) ;
-une sole accueille les céréales d’hiver (ensemencé en automne, par exemple de blé, de seigle ou de froment et parfois de légumineuses) ;
-une sole sert de jachère.
D’année en année, l’agriculteur peut faire tourner ses cultures, c’est-à-dire change l’utilisation de chaque sole.
(6) Les anciens plans du village situent d’ailleurs un abreuvoir à l’endroit où fut érigé le monument aux morts.
(7) D’où le terme « baraquis »
Gougnies.be